Italo Calvino, « Pourquoi lire les classiques »
Publié le 05/04/2022
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«
Italo Calvino, « Pourquoi lire les classiques ».
« Italiani, vi esorto ai classici » (Italiens, je vous exhorte aux classiques), L’Espresso, 28 juin 1981
Commençons par proposer une définition :
1) Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : « Je suis en train de le
relire… » et jamais : « Je suis en train de le lire… »
Cela du moins parmi ceux à qui l’on suppose de « vastes lectures » ; la règle ne vaut pas
pour la jeunesse, âge auquel la relation avec le monde, et avec les classiques en tant que partie
du monde, a précisément forme de première rencontre.
Le préfixe itératif devant le verbe « lire » peut renvoyer à une petite hypocrisie de la part de
ceux qui rougiraient d’admettre qu’ils n’ont pas lu un livre fameux.
Pour les rassurer, il suffira de
faire observer que, si vastes que puissent être les « lectures de formation » d’un individu, il reste
toujours un nombre immense d’œuvres fondamentales qu’on n’a pas lues.
Que celui qui a lu tout Hérodote et tout Thucydide lève la main ! Et Saint-Simon ! Et le
cardinal de Retz ! Même les grands cycles romanesques du XIXe siècle sont plus nommés que
lus.
En France, on commence à lire Balzac à l’école et, à en juger par le nombre des éditions en
circulation, on peut croire que les Français continuent de le lire plus tard.
Mais, si l’on faisait en
Italie un sondage, je crains que Balzac n’apparaisse que vers les derniers rangs.
Les
passionnés de Dickens en Italie ne représentent qu’un groupe restreint de personnes qui,
lorsqu’elles se rencontrent, se mettent aussitôt à évoquer épisodes et personnages comme s’il
s’agissait de gens de leur connaissance.
Il y a quelques années, Michel Butor, enseignant en
Amérique et las de s’entendre toujours interroger sur Émile Zola, qu’il n’avait jamais lu, se
décida à lire tout le cycle des Rougon-Macquart.
Il découvrit quelque chose de bien différent de
ce qu’il croyait : une fabuleuse généalogie mythologique et cosmogonique, qu’il décrivit dans un
très bel essai.
Tout cela pour dire que lire pour la première fois un grand livre à l’âge mûr est un plaisir
extraordinaire : différent (mais ni supérieur ni inférieur pour autant) du plaisir qu’on aurait eu à le
lire dans sa jeunesse.
La jeunesse communique à la lecture, comme à toute autre expérience,
une particulière saveur et une particulière importance ; tandis qu’à l’âge mûr on apprécie (ou l’on
devrait apprécier) beaucoup plus de détails, on repère des niveaux, on distingue des sens.
Nous pouvons, à partir de là, tenter une autre définition :
2) Sont dits classiques les livres qui constituent une richesse pour qui les a lus et
aimés ; mais la richesse n’est pas moindre pour qui se réserve le bonheur de les lire une
première fois dans les conditions les plus favorables pour les goûter.
De fait, les lectures de jeunesse peuvent se révéler peu profitables par suite de l’impatience,
de la distraction, de l’inexpérience des modes d’emploi, de l’inexpérience de la vie.
Elles
peuvent (éventuellement en même temps) être formatrices dans la mesure où elles donneront
une forme à nos expériences futures, en leur fournissant des modèles, des termes de
comparaison, des schémas de classification, des échelles de valeur, des paradigmes de
beauté ; toutes choses qui continuent à opérer même lorsqu’il ne nous reste que peu de chose,
ou même rien, du livre que nous avons lu dans notre jeunesse.
En relisant ce livre à l’âge mûr, il
nous arrive d’y retrouver ces constantes dont nous avions oublié l’origine, et qui font désormais
partie de nos mécanismes intérieurs.
L’œuvre littéraire possède cette force spécifique : se faire
oublier en tant qu’œuvre tout en laissant sa semence.
La définition que nous pourrions alors donner serait la suivante :
3) Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en
s’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par
assimilation à l’inconscient collectif ou individuel..
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