Jacques DELILLE (1738-1813) - Le coin du feu
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Jacques DELILLE (1738-1813) - Le coin du feu Suis-je seul ? je me plais encore au coin du feu. De nourrir mon brasier mes mains se font un jeu ; J'agace mes tisons ; mon adroit artifice Reconstruit de mon feu le savant édifice. J'éloigne, je rapproche, et du hêtre brûlant Je corrige le feu trop rapide ou trop lent. Chaque fois que j'ai pris mes pincettes fidèles, Partent en pétillant des milliers d'étincelles : J'aime à voir s'envoler leurs légers bataillons. Que m'importent du Nord les fougueux tourbillons ? La neige, les frimas qu'un froid piquant resserre, En vain sifflent dans l'air, en vain battent la terre, Quel plaisir, entouré d'un double paravent, D'écouter la tempête et d'insulter au vent ! Qu'il est doux, à l'abri du toit qui me protège, De voir à gros flocons s'amonceler la neige ! Leur vue à mon foyer prête un nouvel appas : L'homme se plaît à voir les maux qu'il ne sent pas. Mon coeur devient-il triste et ma tête pesante ? Eh bien, pour ranimer ma gaîté languissante, La fève de Moka, la feuille de Canton, Vont verser leur nectar dans l'émail du Japon. Dans l'airain échauffé déjà l'onde frissonne : Bientôt le thé doré jaunit l'eau qui bouillonne, Ou des grains du Levant je goûte le parfum. Point d'ennuyeux causeur, de témoin importun : Lui seul, de ma maison exacte sentinelle, Mon chien, ami constant et compagnon fidèle, Prend à mes pieds sa part de la douce chaleur. Et toi, charme divin de l'esprit et du coeur, Imagination ! de tes douces chimères Fais passer devant moi les figures légères ! A tes songes brillants que j'aime à me livrer ! Dans ce brasier ardent qui va le dévorer, Par toi, ce chêne en feu nourrit ma rêverie Quelles mains l'ont planté ? quel sol fut sa patrie ? Sur les monts escarpés bravait-il l'Aquilon ? Bordait-il le ruisseau ? parait-il le vallon ? Peut-être il embellit la colline que j'aime, Peut-être sous son, ombre ai-je rêvé moi-même. Tout à coup je l'anime : à son front verdoyant, Je rends de ses rameaux le panache ondoyant, Ses guirlandes de fleurs, ses touffes de feuillage, Et les tendres secrets que voila son ombrage. Tantôt environné d'auteurs que je chéris, Je prends, quitte et reprends mes livres favoris ; A leur feu tout à coup ma verve se rallume ; Soudain sur le papier je laisse errer ma plume, Et goûte, retiré dans mon heureux réduit, L'étude, le repos, le silence, et la nuit. Tantôt, prenant en main l'écran géographique, D'Amérique en Asie, et d'Europe en Afrique, Avec Cook et Forster, dans cet espace étroit, Je cours plus d'une mer, franchis plus d'un détroit, Chemine sur la terre et navigue sur l'onde, Et fais dans mon fauteuil le voyage du monde. Agréable pensée, objets délicieux, Charmez toujours mon coeur, mon esprit et mes yeux ! Par vous tout s'embellit, et l'heureuse sagesse Trompe l'ennui, l'exil, l'hiver et la vieillesse.
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