James Joyce
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James Joyce
Frank Budgen rapporte que Joyce portait d'ordinaire dans sa poche de gilet de petits blocs-notes sur lesquels, seul ou au
milieu d'une conversation, il jetait occasionnellement un mot ou deux.
Mais, l'ayant un jour trouvé qui, au terme d'une
longue journée de travail n'avait écrit que deux phrases, le futur historiographe, dans une réminiscence flaubertienne, lui
demanda s'il avait en vain cherché le mot juste.
"Non, répondit Joyce, j'ai déjà les mots.
Ce que je cherche, c'est l'ordre
parfait des mots dans la phrase...
Je crois que je l'ai trouvé."
C'est pourtant bien par la qualité même de son vocabulaire que Joyce a fait d'abord scandale, qu'il a délivré aussi la
littérature prisonnière d'un sot conformisme petit-bourgeois.
Si les violentes réactions autrefois suscitées par ses
premières oeuvres, Gens de Dublin ou Portrait de l'Artiste jeune homme, nous paraissent difficiles à comprendre, c'est que
dans l'intervalle a paru Ulysse, lavé de tout soupçon d'obscénité par un juge américain équitable et qui a rendu possibles
des oeuvres aussi diverses que celles de Henry Miller ou de Beckett, sans oublier sans doute Céline, Sartre ou Queneau.
Réinstallant la langue orale dans tous ses droits et privilèges élisabéthains, il est devenu notre père à tous.
Mais le langage n'est pas seulement pour lui une obsession, comme souvent on l'a dit un peu à la légère : il est son docile
serviteur.
Par lui, pour l'ancien professeur d'anglais à l'école Berlitz, tout peut être proféré, et Joyce eût sûrement affirmé
avec Baudelaire et Gautier que reconnaître un "inexprimable" est chose indigne d'un écrivain.
A quoi donc veut-il plier son
instrument ?
Comme Balzac, comme tous, il ne veut rien de moins que recréer le monde non sans doute pour s'égaler à un Créateur
dont il n'admet que mollement l'existence, mais pour nous restituer un univers désormais purifié de sa souillure majeure :
la vaine procession des moments du Temps.
On sait quelle influence exerça sur lui Vico, prophète passéiste, avant
Nietzsche, de l'Éternel Retour, le vicious circle ou vicious cyclometer de Finnegan's Wake.
Même les distorsions les plus
classiques du langage, jeux de mots et contrepèteries, sont utilisées par Joyce (comme elles le seront plus tard chez
Queneau) pour invertir le flux à sens unique du langage : la métathèse anticipe sur la syllabe encore à venir, la passéifie
avant sa naissance même, le calembour fige deux ou plusieurs sens en les superposant.
Le soldat qui a vu H.
C.
Earwicker
se mal conduire raconte toute l'histoire alcoherently, en une synthèse d'alcoolisme et d'incohérence, un jour qu'il a trop bu.
La prospérité du même H.
C.
Earwicker est qualifiée par l'adverbe outreacherly, c'est-à-dire qu'elle est à la fois outrageuse
et hors d'atteinte, hyperbolique (out-of-reach).
Lorsqu'une bouillotte (hot water bottle) est nommée whot water wottle,
dès la première syllabe nous entendons par anticipation le glouglou caoutchouté de l'eau chaude, que renforce en écho la
troisième.
Ainsi Joyce réussit à rendre simultané ce qui est par essence, au sein du discours, successif.
Il n'en est pas autrement de la construction de ses héros.
Comme Balzac fit de Shakespeare, l'auteur d'Ulysse "décalque"
Homère : non simplement pour magnifier les personnages de sa Comédie Humaine, les diviniser en les élevant à la
dimension épique, faire de Madame Bloom Pénélope ou Gaïa Mater, transfigurer en Télémaque ou en Hamlet le jeune
Stephen, mais surtout pour nier leur temporalité, prouver à soi-même et au lecteur que rien n'est nouveau sous le soleil et
que la très concrète Liffey de Dublin est la même rivière, Anna Livia Plurabella qui coule depuis le commencement des
temps au coeur de toute grande cité.
L'espace est moins maltraité par Joyce que le temps.
Pour l'exilé de Zurich, le microcosme dublinien reste digne de
symboliser l'univers : dans Ulysse, le récit d'une longue et circumméditerranéenne navigation se trouve tout entière
comprimée dans la journée de vingt-quatre heures de M.
Bloom, et Finnegan's Wake nous montre l'histoire du monde se
déroulant dans sa totalité le long du cours de la Liffey.
Il n'en est pas de même du devenir chronologique, ennemi public n°
1, que Joyce s'efforce (paradoxalement) de réduire, de dissoudre au moyen du discours.
D'abord, il prête au Temps une
structure abstraite entièrement calquée sur celle de l'espace : la même isomorphie existe entre la carte du monde et celle
de Dublin, dans Finnegan's Wake, que dans Ulysse entre les épisodes de l'épopée homérique et les différentes étapes de
la journée de M.
Bloom.
Mais non content de cela, il lui faut transposer à rebours la relation, irréversible entre toutes
semblerait-il, de la paternité.
L'enfant est père de l'homme, affirme un proverbe anglais : et Joyce d'en conclure aussitôt
que le fils (d'ailleurs identique au père) est le père de son père, donc son propre grand-père.
D'où les jongleries
prestigieuses autour du thème de Hamlet, création et paternité, dans la bibliothèque de Dublin.
Comme Buck Mulligan le dit
de Stephen au début d'Ulysse, "il démontre par l'algèbre que le petit-fils de Hamlet est le grand-père de Shakespeare et
qu'il est lui-même l'ombre de son propre père".
Et c'est la vérité stricte, comme on le verra dans la suite : "Quand
Rutlandbaconsouthamptonshakespeare ou un autre poète du même nom dans la comédie des erreurs écrivit Hamlet, il
n'était pas seulement le père de son propre fils mais n'étant plus un fils il était et se savait être le père de toute sa race, le
père de son propre grand-père, le père de son petit-fils à naître, qui, entre parenthèses, ne naquit jamais..." Même la
paternité, "fiction légale", est susceptible de changer de sens, comme l'avait vu l'hérétique Sabellius, soutenant que Dieu
le Père était Soi-même Son Propre Fils.
De même, Joyce, invertissant le langage, qu'il crée, et qui l'a engendré.
Paradoxe suprême de cette oeuvre : l'espace,
comme dit Stephen le héros, est "la modalité inéluctable du visible", le domaine du nebeneinander, de l'absolue
simultanéité.
Le Temps est au contraire "la modalité inéluctable de l'audible", royaume de la successivité pure, celle du
nacheinander.
Le roi du Verbe, l'onomolâtre par excellence, le prestigieux ténor d'Opéra, a choisi d'humilier, par tout ce
que son oeuvre si concentrée porte de significations, ce qui est la matière même de sa création.
"Le grand Milton aveugle
de notre temps", comme l'appelle magnifiquement Miller, refuse la discursivité de l'univers..
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