« Je n'ose plus ni croire ni nier, [...] je n'ai plus d'opinion. Il faut tâcher d'examiner [...], nous raisonnerons après ». Vous expliquerez en quoi cette déclaration illustre l'esprit des Lumières ?
Extrait du document
«
La citation est extraite du conte voltairien intitulé Micromégas, et apparaît dans une première lecture comme le manifeste d'une
démarche méthodique et structurée, contre l'adoption de l' « opinion » commune, jugée incapable de résister à l'examen attentif.
Pourtant, l'entreprise des Lumières, par le recours au verbe « oser » employé négativement, apparaît ici comme paradoxale,
puisqu'elle voit dans le positivisme un aveu primitif d'impuissance.
Elle se révèle ainsi être une entreprise de reconstruction des valeurs
humaines, qui viendrait remplacer l'attitude de croyance qu'elle aurait d'abord mis à bas.
Il convient cependant de s'interroger sur les
différentes possibilités du terme d' « examen », pour se demander si l'activité logique pure peut, à elle seule, fonder l'avènement de la
raison comme détermination du vrai et du faux, ou bien si la pensée des Lumières peut ou doit supporter ce que la citation semble à
priori exclure : un travail de l'affectif dans l'acquisition du savoir.
I : Lutter contre l'opinion commune
Comment concilier la proposition « je n'ose plus ni croire ni nier » avec les violentes attaques de Voltaire contre l'Eglise (« Ecrasons
l'infâme ! »), et contre toute religion en général ? Le refus de Voltaire ne porte pas tant sur la vérité ou la fausseté de telle ou telle
doctrine, mais plutôt sur l'attitude de croyance elle-même.
L'abandon de l'opinion, du jugement sans recherche d'une justification ou de
l'argument d'autorité, s'intègre dans un mouvement global, au sein duquel le réel s'explique en vertu de ses propres mouvements, et
non au moyen de spéculations sur une autorité ultramondaine.
_ Voltaire assume ainsi la plus grande partie de la dimension critique du travail des Lumières, et permet ainsi de définir celles-ci, au
moins de façon négative, comme un mouvement déterminé à systématiser les oppositions à l'Eglise et à l'absolutisme, existantes mais
discrètes depuis le XVIIe siècle.
Ainsi, le Marquis de Sade reprend l'héritage spinoziste de la pensée libertine, et pousse jusqu'au bout
de sa logique l'exigence de Micromégas, qu'il investit notamment d'une signification morale : Le mal lui-même ne peut être définit
qu'après que l'expérience en aie été faite.
Le mouvement des lumières, avant de se regrouper autour d'affirmations philosophiques,
doit être définit comme un vaste mouvement d'expérimentations d'ordre scientifique, esthétique, politique...
_ Ainsi compris, le mouvement des Lumières tout entier gravite autour d'une oeuvre qui est en même temps sa condition de
possibilité : l'Encyclopédie.
Le projet, essentiellement définit par la collaboration de Diderot et de D'Alembert, en est de regrouper la
totalité des savoirs engrangés par l'être humain.
Cette entreprise est déclinée dans les divers oeuvres analogues, telles que le
Dictionnaire philosophique de Voltaire.
La composition catégorielle de cette forme littéraire répond bien à la primauté, voire à la
supériorité de l'examen sur le pur système logique, puisque les articles qui les composent sont à priori purement descriptifs, par
opposition à la forme de l'essai.
L'universalité de la Foi doit donc faire face à l'universalité de la connaissance rationnelle et
indiscutable.
II : La naissance du rationalisme empiriste
_ La pensée des Lumières oppose donc à l'opinion commune, qui trouve sa justification dans la puissance qu'elle exerce sur les esprits,
une forme de discours qui n'a plus à argumenter, mais se contente de dresser des constats.
C'est bien au sein du mouvement que se
construit l'empirisme (d'abord chez Hume), qui fait de la perception l'unique critère de définition du vrai et du faux.
Le rôle de
l'observation dans l'accession à la connaissance se trouve par la suite discutée par Kant, pour qui cette dernière ne peut apporter
qu'une vérité propre à la personne de l'observateur, et échoue à faire du discours scientifique un discours universel.
En ce sens,
l'attitude de Micromégas peut-elle servir de point de départ à un avènement global de la raison sur les sociétés humaines ?
_ L'aspect esthétique du parti pris empiriste des lumières peut fournir un élément de réponse, en ce qu'il témoigne de la similitude des
impressions produites par tout phénomène dans l'esprit de chaque homme.
Les nombreux travaux de critique d'art de Diderot, à ce
titre, révèle l'importance que prend au XVIIIe siècle en arts plastiques la valeur de « réalisme » d'une toile.
Le peintre de talent
(Nicolas Poussin en particulier) est celui qui parvient à restituer la chair même de son sujet, faisant ainsi oeuvre de naturaliste autant
que de créateur ; par la précision de son regard, il participe et convie le spectateur au vaste mouvement d'examen du réel, et par
l'attitude esthétique, permet un regard neuf sur la chose, plus juste parce que libéré des soucis et des désirs qui parasitent
l'observation courante de l'objet.
_ Le recours des Lumières aux formes artistiques se fait plus problématiques lorsqu'on se penche sur le récit : la fiction joue en effet
un rôle paradoxal dans le processus d'acquisition du savoir.
Le conte philosophique pratiqué par Voltaire, notamment Micromégas,
remet en cause l'affirmation de son personnage principal, puisqu'il prétend apporter une connaissance de la vérité à son lecteur, tout
en lui présentant des phénomènes fictifs.
En ce sens, le verbe « examiner » ne peut ici se limiter à la simple observation du réel,
puisque l'esprit de Lumières fait de l'illusion artistique un vecteur essentiel de l'accession à la raison.
III : Le préjugé contre le préjugé
_ La situation qui pousse Micromégas à adopter une attitude d'examen cache un lourd paradoxe, et se cristallise autour de l'idée de
« nature » : la raison doit être toute-puissante, car entre toutes choses, elle est la voix de la nature.
Pourtant, l'ironie de Voltaire
consiste essentiellement à remarquer que personne ne lui obéit.
Quel est donc le sens du travail préconisé par Micromégas, examiner
puis raisonner, puisque cette démarche tente de faire apparaître ce qui devrait aller de soi ? Le système des causes et des effets ne
s'offre pas au simple observateur, mais doit être explicité aux moyen de procédés qu'on pourrait qualifier de pédagogiques, et qui
incluent volontiers le merveilleux, à titre de « vérités hypothétiques ».
Dans l'œuvre de Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver
présentent ainsi une suite de monde fantasmagoriques, mais dont les éléments obligent le lecteur à manipuler des notions de physique,
de politique...
La lutte des lumières contre les opinions trop admises ne refusent donc pas leur usage détourné, comme moyens de
démonstration par l'absurde, ou de démonstration par la fable.
_ Enfin, la figure de Rousseau pose une difficulté à quiconque tente de déterminer un comportement d'ensemble des Lumières vis-à-vis
de tout ce qui trouble le froid examen : les passions, la sensibilité, la rêverie.
Pour le précepteur de L'Emile ou de l'éducation, l'examen
de la nature, en particulier chez l'enfant, ne doit pas être une soumission systématique de l'objet perçu à une analyse logique.
Au
contraire, la pleine spontanéité de celui qui renonce à croire comme à nier suppose qu'il s'abandonne au libre mouvement de la
rêverie.
Celle-ci, loin de s'opposer à la vérité du monde, ouvre l'observateur à une sphère d'existence au sein de laquelle toute chose
répond à sa propre intimité.
De cette manière, si on élargit l'affirmation de Micromégas au delà du propos particulier de Voltaire, il
s'avère que la répugnance à croire ou à nier possède bien une positivité : l'esprit des lumières est en soi un principe d'ouverture au
réel ; il ne fuit jamais que l'attitude de négation elle-même..
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