Jean-François de LA HARPE (1739-1803) - Les regrets
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Jean-François de LA HARPE (1739-1803) - Les regrets Le sombre hiver va disparaître ; Le printemps sourit à nos voeux ; Mais le printemps ne semble naître Que pour les coeurs qui sont heureux. Le mien, que la douleur accable, Voit tous les objets s'obscurcir, Et quand la nature est aimable, Je perds le pouvoir d'en jouir. Je ne vois plus ce que j'adore, Je n'ai plus de droit au plaisir. Pour les autres, tout semble éclore ; Et pour moi tout semble finir. Les souvenirs errent en foule Autour de mon coeur abattu, Et chaque moment qui s'écoule Me rappelle un plaisir perdu. Que m'importe que le temps fuie ? Heures, dont je crains la lenteur, Vous pouvez emporter ma vie, Vous n'annoncez plus mon bonheur. Je n'ai plus la douce pensée Qui s'offrait à moi le matin, Et qui, vers le soir retracée, M'entretenait du lendemain. Mon oeil voit reverdir la cime Des arbres de ce beau vallon, Et de l'oiseau qui se ranime J'entends la première chanson. Ah ! c'est vers ce temps que Thémire À mes yeux parut autrefois ; C'est là que je la vis sourire, C'est là que j'entendis sa voix ; Sa voix qui, sous le frais ombrage Où je l'écoutais à genoux, Rassemblait autour du bocage Les oiseaux charmés et jaloux. Les témoins, la crainte et l'envie Combattaient souvent mes désirs ; Mais sous l'oeil de la jalousie L'amour sent croître ses plaisirs. Beaux soirs d'été, charmante veille, Où je saisissais au hasard Un baiser, un mot à l'oreille, Un soupir, un geste, un regard. Que de fois, dans cet art instruite, Thémire, au milieu des jaloux, Jeta, dans des discours sans suite, Le mot, signal du rendez-vous ! Oh ! comment remplacer l'ivresse Que l'amour répand dans ses jeux ? Non, la gloire, autre enchanteresse N'a point d'instants si précieux. Du soin d'une vaine mémoire Pourquoi voudrais-je me remplir ? Pourquoi voudrais-je de la gloire Quand je n'ai plus à qui l'offrir ? Les arts, dont la pompe éclatante À mes yeux vient se déployer, Me rappellent à mon amante, Loin de me la faire oublier. À ce spectacle, où l'harmonie Tous nos sens donne la loi, Je dis : "Celle qui m'est ravie Chantait mieux, et chantait pour moi." Dans le temple de Melpomène Je songe qu'en nos jours heureux, Nos coeurs retrouvaient sur la scène Tout ce qu'ils sentaient encor mieux. Souvent un trouble involontaire Me dit que je ne suis plus loin De cette retraite si chère Qui nous recevait sans témoin Souvent elle ne put se rendre Au lieu qui dut nous retenir. Que ne puis-je encore l'attendre Dût-elle encor ne pas venir. Mon âme, aujourd'hui solitaire, Sans objet comme sans désir, S'égare et cherche à se distraire Dans les songes de l'avenir. Tel, quand la neige est sur la plaine, L'oiseau, n'osant plus la raser, Voltige d'une aile incertaine Sans savoir où se reposer. Je m'aperçois que, sans contrainte, Mon coeur, pour tromper son ennui, Se permet une longue plainte Qui ne peut occuper que lui. Mais qu'importe qu'on s'intéresse Aux maux qu'on ne peut soulager ? Je veux épancher ma tristesse Et non la faire partager. Que dis-je ? hélas ! je me repose Sur ces désolants souvenirs. Ce sentiment est quelque chose ; C'est le dernier de mes plaisirs. Un jour, quand la froide vieillesse Viendra retrancher mes erreurs, Peut-être que de la tendresse Je regretterai les douceurs. Alors, à cet âge où s'efface L'illusion de nos beaux jours, Je veux, dans ces vers que je trace, Retrouver encor mes amours.
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