JEAN GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, II, 5.
Extrait du document
«
O vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège.
Nous sommes les vainqueurs.
Cela vous
est bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi, vous l'êtes.
Mais nous, nous sommes les vainqueurs vivants.
C'est ici que commence la
différence.
C'est ici que j'ai honte.
Je ne sais si, dans la foule des morts, on distingue les morts vainqueurs par une cocarde.
Les vivants,
vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde.
Ce sont leurs yeux.
Nous, nous avons deux yeux, mes pauvres amis.
Nous voyons le soleil.
Nous
faisons tout ce qui se fait dans le soleil...
Puisque enfin c'est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n'ai pas une tendresse
égale, un respect égal pour vous tous.
Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de lâches que chez
nous qui avons survécu, et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d'une cérémonie, les morts que j'admire avec les morts que je
n'admire pas.
Mais, ce que je tiens à vous dire aujourd'hui, c'est que la guerre me paraît la recette la plus sordide et la plus hypocrite
pour égaliser les humains et que je n'admets pas plus la mort comme purification ou expiation au lâche que comme récompense au
héros; et qui que vous soyez, vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, sans repos, sans être, je comprends
qu'il faille en fermant ces portes excuser près de vous ces déserteurs que sont les survivants et ressentir comme un double vol et une
double flétrissure ces deux biens qui s'appellent, de deux noms dont j'espère que l'éclat et la résonance ne vous atteignent plus, la
chaleur et le ciel.
JEAN GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, II, 5.
Situation du passage.
Au retour d'une expédition victorieuse, le général troyen Hector a trouvé ses concitoyens en émoi : Pâris, son frère, ayant enlevé Hélène,
épouse du roi de Sparte Ménélas, une nouvelle menace de conflit pèse sur la ville.
Hector est las de la guerre et résolu à défendre la paix
par tous les moyens.
Invité à célébrer les morts de la campagne qui vient de s'achever, il va prononcer, devant le temple de la guerre,
un discours exempt de tout conformisme.
Le texte.
D'emblée, Hector suggère, avec une nuance d'humour grave, l'absurdité des discours funèbres où l'on interpelle des êtres privés de leurs
sens : O vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège.
Cependant, Hector, général en
chef, a dû, sur les instances de son entourage, satisfaire à cette obligation rituelle; il s'adresse donc, lui aussi, aux morts comme s'ils
pouvaient l'entendre; du moins ses paroles sont-elles franches, directes et pleines de sens : Nous sommes les vainqueurs.
Cela vous est
bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi, vous l'êtes.
Mais nous, nous sommes les vainqueurs vivants.
La rapidité nerveuse de ces phrases, la
répétition des nous et des vous, l'allitération finale des y, leur donnent une allure triomphale; mais nous ne devons pas nous méprendre
sur leur portée.
D'ailleurs, le ton va brusquement changer.
C'est ici que commence la différence.
C'est ici que j'ai honte.
Sous la brutalité
apparente de ses propos, Hector cachait donc un sentiment de honte, dont il va nous révéler la cause.
D'ordinaire, l'orateur chargé de
célébrer les guerriers morts au cours d'une lutte victorieuse insiste, pour flatter le patriotisme et l'orgueil de son auditoire, sur la
différence entre les vainqueurs et les vaincus; Hector, lui, souligne une autre différence, plus pathétique, celle qui distingue les vivants et
les morts.
Peu importe que, dans la foule des morts, on distingue les morts vainqueurs par une cocarde : ce dernier mot,
savoureusement anachronique dans la bouche d'un ancien, se détache grâce à sa sonorité claironnante et fait allusion à la vanité des
soldats qui portent des insignes et des décorations (cocarde dérive du mot d'ancien français « coquard », qui signifie coq et, de là, homme
vaniteux).
En réalité, la seule, la vraie victoire serait pour le guerrier d'échapper à la mort ; et cette idée, Hector la traduit avec hardiesse
sous une forme concrète : Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde.
Ce sont leurs yeux.
Le général troyen condamne ainsi
l'attitude des apologistes de la guerre, qui prétendent enseigner le mépris de la vie; en quelques phrases dont la brièveté sèche masque
une émotion grandissante, il rappelle, au contraire, le prix de l'existence : Nous, nous avons deux yeux, mes pauvres amis.
Nous voyons
le soleil.
Nous faisons tout ce qui se fait dans le soleil.
On comprend maintenant pourquoi Hector a honte en présence des morts : il est
resté, par chance, du côté de ces vivants qui
conservent le privilège de goûter les beautés et les joies prodiguées par la nature.
Dans sa passion de vérité (puisque enfin c'est un général sincère qui vous parle), Hector s'attaque ensuite au préjugé d'après lequel «
l'homme en temps de guerre s'appelle le héros ».
D'ordinaire, le général qui prononce le discours funèbre témoigne à tous les disparus
une tendresse égale, un respect égal.
Usage menteur, qu'il est temps de dénoncer : Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même
proportion de braves et de lâches que chez nous qui avons survécu.
La fin de la phrase, plus oratoire, prolonge la même idée en la
martelant grâce aux oppositions de termes : et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d'une cérémonie, les morts que j'admire
avec les morts que je n'admire pas.
Le tour à la faveur d'une cérémonie laisse percer le dédain ironique de l'orateur pour les formalités
qui sentent l'apprêt.
Hector souligne avec force son grief essentiel : la guerre me paraît la recette la plus sordide et la plus hypocrite pour égaliser les
humains.
En effet, associer tous ceux qui ont succombé en un même hommage conventionnel revient à ne pas distinguer entre mérite et
démérite; mais la recette (le mot, volontairement prosaïque, évoque les procédés qu'on utilise en économie domestique) est sordide, car
elle méconnaît les vraies valeurs; et elle est hypocrite, car c'est au nom d'idées mensongères qu'elle établit cette dérisoire égalité.
De
même, c'est au nom de mauvaises raisons qu'elle prétend légitimer la mort : celle-ci n'est ni une purification ou expiation pour le lâche, ni
une récompense pour le héros, car le lâche et le héros tués sont plongés tous deux dans un même néant.
La guerre n'est donc qu'une
escroquerie dont les morts, braves ou peureux, sont uniformément les victimes.
Aussi, dans une apostrophe finale, Hector s'adresse-t-il à
eux tous sans distinction (qui que vous soyez), en détaillant avec une impitoyable précision, scandée par la répétition des vous, toutes les
privations qu'implique l'idée de la mort : vous absents, vous inexistants, vous oubliés, vous sans occupation, sans repos, sans être (ce
dernier mot est particulièrement frappant dans sa nudité).
Soucieux de justice, il comprend que son devoir, au moment où, selon l'usage
antique au retour de la paix, on va fermer les portes du temple de la guerre, n'est pas d'exalter conventionnellement la vaillance des
disparus dans une péroraison emphatique et creuse, mais d'excuser auprès d'eux ces déserteurs que sont les survivants : ils ont failli à
l'honneur (flétrissure) et commis un véritable vol en accaparant à leur profit les deux biens qui définissent la vie par opposition avec le
froid et les ténèbres de la mort : la chaleur et le ciel.
Ces deux mots, pleins d'éclat et de résonance, jaillissent à la fin d'une période
savamment conduite et font penser au leitmotiv des héros tragiques grecs qui, sur le point de mourir, expriment leur attachement à
l'existence qu'ils vont quitter en adressant un touchant adieu à la clarté du jour et à la chaude lumière du soleil..
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