Jean-Jacques LEFRANC DE POMPIGNAN (1709-1784) - Ode sur la mort de J.-B. Rousseau
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Jean-Jacques LEFRANC DE POMPIGNAN (1709-1784) - Ode sur la mort de J.-B. Rousseau Quand le premier chantre du monde Expira sur les bords glacés Où l'Èbre effrayé, dans son onde, Reçut ses membres dispersés, Le Thrace, errant sur les montagnes, Remplit les bois et les campagnes Du cri perçant de ses douleurs ; Les champs de l'air en retentirent, Et dans les antres qui gémirent Le lion répandit des pleurs. La France a perdu son Orphée ! Muses, dans ces moments de deuil, Élevez le pompeux trophée Que vous demande son cercueil : Laissez par de nouveaux prodiges, D'éclatants et dignes vestiges D'un jour marqué par vos regrets. Ainsi le tombeau de Virgile Est couvert du laurier fertile Qui par vos soins ne meurt jamais. D'une brillante et triste vie Rousseau quitte aujourd'hui les fers, Et, loin du ciel de sa patrie, La mort termine ses revers. D'où ses maux ont-ils pris leur source ? Quelles épines dans sa course Etouffaient les fleurs sous ses pas ? Quels ennuis ! quelle vie errante, Et quelle foule renaissante D'adversaires et de combats ! Vous, dont l'inimitié durable L'accusa de ces chants affreux, Qui méritaient, s'il fut coupable, Un châtiment plus rigoureux ; Dans le sanctuaire suprême, Grâce à vos soins, par Thémis même, Son honneur est encor terni. J'abandonne son innocence ; Que veut de plus votre vengeance ? Il fut malheureux et puni. Jusques à quand, mortels farouches, Vivrons-nous de haine et d'aigreur ? Prêterons-nous toujours nos bouches Au langage de la fureur ? Implacable dans ma colère Je m'applaudis de la misère De mon ennemi terrassé ; Il se relève, je succombe, Et moi-même à ses pieds je tombe, Frappé du trait que j'ai lancé. Songeons que l'imposture habite Parmi le peuple et chez les grands ; Qu'il n'est dignité ni mérite À l'abri de ses traits errants ; Que la calomnie écoutée, À la vertu persécutée, Porte souvent un coup mortel, Et poursuit, sans que rien l'étonne, Le monarque sous la couronne, Et le pontife sur l'autel. Du sein des ombres éternelles S'élevant au trône des dieux, L'envie offusque de ses ailes Tout éclat qui frappe ses yeux. Quel ministre, quel capitaine, Quel monarque vaincra sa haine, Et les injustices du sort ! Le temps à peine les consomme ; Et jamais le prix du grand homme N'est bien connu qu'après sa mort. Oui, la mort seule nous délivre Des ennemis de nos vertus, Et notre gloire ne peut vivre Que lorsque nous ne vivons plus. Le chantre d'Ulysse et d'Achille Sans protecteur et sans asile, Fut ignoré jusqu'au tombeau : Il expire, le charme cesse, Et tous les peuples de la Grèce Entre eux disputent son berceau. Le Nil a vu, sur ses rivages, De noirs habitants des déserts Insulter par leurs cris sauvages L'astre éclatant de l'univers. Cris impuissants ! fureurs bizarres ! Tandis que ces monstres barbares Poussaient d'insolentes clameurs, Le dieu, poursuivant sa carrière, Versait des torrents de lumière Sur ses obscurs blasphémateurs. Souveraine de chants lyriques, Toi que Rousseau dans nos climats, Appela des jeux olympiques, Qui semblaient seuls fixer tes pas ; Par qui ta trompette éclatante Secondant ta voix triomphante, Formera-t-elle des concerts ? Des héros, Muse magnanime, Par quel organe assez sublime Vas-tu parler à l'univers ? Favoris, élèves dociles De ce ministre d'Apollon, Vous à qui ses conseils utiles Ont ouvert le sacré vallon ; Accourez, troupe désolée, Déposez sur son mausolée Votre lyre qu'il inspirait ; La mort a frappé votre maître, Et d'un souffle a fait disparaître Le flambeau qui vous éclairait. Et vous dont sa fière harmonie Égala les superbes sons, Qui reviviez dans ce génie Formé par vos seules leçons ; Mânes d'Alcée et de Pindare, Que votre suffrage répare La rigueur de son sort fatal. Dans la nuit du séjour funèbre, Consolez son ombre célèbre, Et couronnez votre rival.
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