Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Justification après l'abandon des enfants (VIII)
Extrait du document
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Justification après l'abandon des enfants (VIII)
Tandis que je philosophais sur les devoirs de l'homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fier en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes oeuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfants, et mes liaisons avec leur mère, sur les lois de la nature, de la justice et de la raison, et sur celle de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier, et dont ils n'ont plus fait, par leurs formules, qu'une religion de mots, vu qu'il en coûte peu de prescrire l'impossible quand on se dispense de le pratiquer.
Si je me trompai dans mes résultats, rien n'est plus étonnants que la sécurité d'âme avec laquelle je m'y livrai. Si j'étais de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au-dedans desquels aucun vrai sentiment de justice et d'humanité ne germa jamais, cet endurcissement serait tout simple. Mais cette chaleur de coeur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchirements cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste, cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haïr, de nuire, et même de le vouloir, cet attendrissement, cette vive et douce émotion que je sens à l'aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable: tout cela peut-il jamais s'accorder dans la même âme, avec la dépravation qui fait fouler aux pieds, sans scrupule, le plus doux des devoirs? Non, je le sens, et le dis hautement, cela n'est pas possible. Jamais un seul instant de sa vie Jean-Jacques n'a pu être un homme sans sentiment, sans entrailles, un père dénaturé. J'ai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je disais mes raisons, j'en dirais trop. Puisqu'elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d'autres: je ne veux pas exposer les jeunes gens qui pourraient me lire à se laisser abuser par la même erreur. Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfants à l'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même, en les destinant à devenir ouvriers et paysans, plutôt qu'aventuriers et coureurs de fortunes, je crus faire un acte de citoyen et de père; et je me regardai comme un membre de la république de Platon. Plus d'une fois, depuis lors, les regrets de mon coeur m'ont appris que je m'étais trompé; mais, loin que ma raison m'ait donné le même avertissement, j'ai souvent béni le ciel de les avoir garantis par là du sort de leur père, et de celui qui les menaçait quand j'aurais été forcé de les abandonner. Si je les avais laissés à Mme d'Epinay ou à Mme de Luxembourg, qui, soit par amitié, soit par générosité, soit par quelque autre motif, ont voulu s'en charger dans la suite, auraient-ils été plus heureux, auraient-ils été élevés du moins en honnêtes gens? Je l'ignore; mais je suis sûr qu'on les aurait portés à haïr, peut-être à trahir leurs parents: il vaut mieux cent fois qu'ils ne les aient point connus.
Mon troisième enfant fut donc mis aux Enfants-Trouvés, ainsi que les premiers, et il en fut de même des deux suivants; car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut si bon, si sensé, si légitime, que si je ne m'en vantais pas ouvertement, ce fut uniquement par égard pour la mère; mais je le dis à tous ceux à qui j'avais déclaré nos liaisons; je le dis à Diderot, à Grimm; je l'appris dans la suite à Mme d'Epinay, et dans la suite encore à Mme de Luxembourg, et cela librement, franchement, sans aucune espèce de nécessité, et pouvant aisément le cacher à tout le monde; car la Gouin était une honnête femme, très discrète, et sur laquelle je comptais parfaitement. Le seul de mes amis à qui j'eus quelque intérêt de m'ouvrir fut le médecin Thierry, qui soigna ma pauvre tante dans une de ses couches où elle se trouva fort mal. En un mot, je ne mis aucun mystère à ma conduite, non seulement parce que je n'ai jamais rien su cacher à mes amis, mais parce qu'en effet je n'y voyais aucun mal. Tout pesé, je choisis pour mes enfants le mieux, ou ce que je crus l'être. J'aurais voulu, je voudrais encore avoir été élevé et nourri comme ils l'ont été.
Liens utiles
- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Dernière rencontre avec Mme de Warens (Livre VIII, 1754)
- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Les Confessions, Livre VIII
- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Le dîner de Turin
- Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions.
- Dans Emile ou De l'education, Jean Jacques Rousseau se montre hostile a un enseignement de la vie aux enfants par les fables. En revanche il ecrit que les fables peuvent instruire les hommes. Partagez vous cette vision ?