Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Les Confessions, Livre VIII
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Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions. Les Confessions, Livre VIII
En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot était sorti du Donjon, et qu'on lui avait donné le château et le parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant même ! Mais retenu deux ou trois jours chez Mme Dupin par des soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable ! il n'était pas seul. D'Alembert et le trésorier de la Sainte -Chapelle étaient avec lui. En entrant je ne vis que lui, je ne fis qu'un saut, un cri, je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement sans lui parler autrement que par mes pleurs et par mes sanglots; j'étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui dire : "Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis." Tout entier à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer avantage. Mais en y pensant quelquefois depuis ce temps-là, j'ai toujours jugé qu'à la place de Diderot, ce n'eût pas été là la première idée qui me serait venue.
Je le trouvai très affecté de sa prison. Le Donjon lui avait fait une impression terrible, et quoiqu'il fût fort agréablement au château, et maître de ses promenades dans un parc qui n'est pas même fermé de murs, il avait besoin de la société de ses amis pour ne pas se livrer à son humeur noire. Comme j'étais assurément celui qui compatissait le plus à sa peine, je crus être aussi celui dont la vue lui serait la plus consolante, et tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très exigeantes, j'allais, soit seul, soit avec sa femme, passer avec lui les après-midi.
Cette année 1749, l'été fut d'une chaleur excessive. On compte deux lieues de Paris à Vincennes. Peu en état de payer des fiacres, à deux heures après midi j'allais à pied quand j'étais seul, et j'allais vite pour arriver plus tôt. Les arbres de la route, toujours élagués, à la mode du pays, ne donnaient presque aucune ombre, et souvent, rendu de chaleur et de fatigue, je m'étendais par terre n'en pouvant plus. Je m'avisai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le Mercure de France et tout en marchant et le parcourant, je tombai sur cette question proposée par l'académie de Dijon pour le prix de l'année suivante : Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les moeurs.
A l'instant de cette lecture je vis un autre univers et je devins un autre homme. Quoique j'aie un souvenir vif de l'impression que j'en reçus, les détails m'en sont échappés depuis que je les ai déposés dans une de mes quatre lettres à M. de Malesherbes. C'est une des singularités de ma mémoire qui méritent d'être dites. Quand elle me sert, ce n'est qu'autant que je me suis reposé sur elle : sitôt que j'en confie le dépôt au papier, elle m'abandonne ; et dès qu'une fois j'ai écrit une chose, je ne m'en souviens plus du tout. Cette singularité me suit jusque dans la musique. Avant de l'apprendre je savais par coeur des multitudes de chansons : sitôt que j'ai su chanter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun ; et je doute que de ceux que j'ai le plus aimé j'en pusse aujourd'hui redire un seul tout entier.
Ce que je me rappelle bien distinctement dans cette occasion, c'est qu'arrivant à Vincennes j'étais dans une agitation qui tenait du délire. Diderot l'aperçut : je lui en dis la cause, et je lui lus la Prosopopée de Fabricius, écrite en crayon sous un chêne. Il m'exhorta de donner l'essor à mes idées, et de concourir au prix. Je le fis, et dès cet instant je fus perdu. Tout le reste de ma vie et de mes malheurs fut l'effet inévitable de cet instant d'égarement.
Mes sentiments se montèrent, avec la plus inconcevable rapidité, au ton de mes idées. Toutes mes petites passions furent étouffées par l'enthousiasme de la vérité, de la liberté, de la vertu, et ce qu'il y a de plus étonnant est que cette effervescence se soutint dans mon coeur, durant plus de quatre ou cinq ans, à un aussi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été dans le coeur d'aucun autre homme.
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