Jean Joinville
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Jean Joinville
Jean de Job, de Champagne, vassal du comte Thibault qui était aussi roi de Navarre, avait environ vingt-quatre ans quand, au moins
d'août 1248, il s'embarqua à Marseille, avec le roi Louis IX et la fleur de la noblesse française, pour entreprendre la septième croisade,
pieuse aventure qui finit assez mal, après avoir retenu Joinville six années hors de France.
Le sénéchal était octogénaire quand, en 1305, la reine Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel et fille de son suzerain, lui demanda
d'écrire le Livre des saintes paroles et des bons faits de Louis IX qui, ayant fini d'être roi sur la terre en 1270, était devenu saint dans le
ciel en 1297.
Depuis un demi-siècle, Joinville racontait la septième croisade, qui avait été la grande aventure de sa vie, au demeurant fort paisible.
Il
en parlait avec tant de verve, de liberté et de dévotion pour le saint roi que la reine Jeanne, en s'adressant à lui, pensait bien que
l'hagiographie de rigueur se lirait comme une histoire.
Il est permis de croire que la chronique, achevée en 1309, ne fut pas composée tout entière après la canonisation.
Joinville ne se
contentait pas de parler ses histoires, il les avait écrites.
Le récit de la croisade, qui constitue le gros du texte, n'est pas d'une autre encre,
elle est d'un autre ton, d'un autre âge que le pieux panégyrique dont le vieux sénéchal enveloppa ses souvenirs de campagne pour
répondre à l'attente de la reine et transformer en vie de saint les mémoires d'un jeune capitaine qui vénérait son maître mais qui parlait
de lui-même plus encore que du roi.
L'élévation du roi Louis à la sainteté ne surprit pas Joinville : la sainteté se dégageait si naturellement des propos et des actes du
monarque que, lorsque le sénéchal lui consacra un autel dans la chapelle de son château, la dévotion du féal n'eut pas à se modifier pour
devenir la dévotion du fidèle, et Joinville s'agenouilla pour la prière dans le même sentiment de vénération totale qu'il l'avait fait pour
l'hommage.
En somme, à trente ans, la vie héroïque du sénéchal était achevée.
Non que, de 1254 à 1317 ou 1319, il ait fait retraite.
Il se vit confier
encore des missions délicates, qu'il accomplit avec bonheur.
Mais, dans cette période relativement paisible, la première tâche qu'il
s'imposa fut d'assurer le bonheur de ses vassaux.
En quoi il fut moins saint mais plus raisonnable que le roi Louis ; car, quand celui-ci se
croisa de nouveau pour aller, en 1270, trouver devant Tunis une mort inutile, Joinville refusa de le suivre et répondit tout carrément : "Si
j'en voulais ouvrer au gré de Dieu, je demeurerais ici pour mon peuple aider et défendre ; car si je perdais mon corps en l'aventure du
pèlerinage de la croix, là où je vois tout clair que ce serait au mal et au dommage de ma gent, j'en courroucerais Dieu, qui perdit son
corps pour son peuple sauver."
On ne saurait mieux dire.
Le bon sens et la bonté tenaient lieu de sens politique à ce seigneur qui n'avait pas compris grand-chose aux
intrigues, complications, manoeuvres de "sa" croisade mais qui, lorsque tout le conseil pressait le roi de faire prompt retour en France,
s'opposait seul à cette fuite et déclarait que, pour lui, il ne partirait pas, alors qu'il en avait la plus grande envie avant que ne soient
délivrés "les pauvres prisonniers qui ont été pris au service de Dieu et du roi, et qui Jamais n'en sortiront si le roi s'en va".
Tant avait-il
raison que Louis, après avoir boudé jusqu'au soir, se rallia à son avis et demeura pour le salut des siens.
Certes, aucune folie d e la Croix chez ce Joinville si sage et si généreux.
Il n'est pas de l'étoffe dont on fait les saints, et avoue
franchement au roi qu'il préférerait être souillé de trente péchés mortels plutôt que d'attraper la lèpre.
Bon vivant, aimant la parade, mais
aussi rigoureux sur la religion que sur l'honneur.
Non point d'une religion superstitieuse et naïve, comme on le dit souvent puisqu'il s'agit
d'un seigneur médiéval.
S'il est, certes, volontiers crédule à l'endroit des faits merveilleux qu'on lui raconte, c'est comme un amateur
d'histoires qui préfère les plus surprenantes et les plus réussies même quand elles passent pour des miracles.
Mais si l'esprit critique n'est
pas son fort, s'agissant de faits, il est ferme sur la doctrine et beaucoup plus instruit que les seigneurs de son temps, ayant pourtant
moins étudié qu'entendu, son bon sens naturel et sa droite raison nourris et affermis par les enseignements du roi et ses controverses
avec les doctes théologiens.
On voit Joinville lui-même s'en mêler et ne point baisser pavillon devant Robert de Sorbon s'il n'est pas
convaincu par des raisonnements dont sa simplicité défait les aiguillettes pour les mettre tout nus.
Joinville nous rapporte maints traits
savoureux de Saint Louis, agissant, expliquant ses actes, confessant ses erreurs, les redressant aussitôt avec le naturel, le scrupule et la
décision d'un grand homme qui, à toute heure de sa vie, vivait et pensait en monarque et en saint, à l'aise dans cette double rigueur
sans relâche.
Certes, Joinville n'avait pas à forcer sa nature pour être homme de bien ; pas davantage, il ne s'efforçait pour atteindre à une perfection
qu'il lui suffisait d'admirer chez son maître.
Il était établi à mi-hauteur, plus solide que fervent, au-dessus des péchés communs, qu'il
détestait, au-dessous des vertus insignes, dont la pratique l'eût sans doute rebuté.
Et dans cette position d'honnête homme attentif à
bien faire et à se demander sans cesse en quoi cela consiste, l'influence du roi contribua à lui apprendre, non seulement à peser ses
actions, mais à réfléchir sur celles des autres, et d'abord à les bien observer et comprendre, à s'enquérir des besoins de chacun et à voir
ce que le seul bon sens eût peut-être laissé échapper.
La justesse et la couleur de ses récits vont de pair avec la bonhomie qu'il apporte à se mettre en scène ; en s'effaçant, il eût éteint sa
verve, c'eût été une façon de tricherie.
Il se peint sans flatterie, sans fausse modestie, non sans contentement, tel qu'il se voit, en luimême et dans ses rapports avec autrui, et se voit tel qu'il est.
Nul apparat, nulle complaisance, où, le premier, il eût flairé le mensonge.
Mais on décèle la qualité d'un homme à ce qu'il a su voir et qui lui paraît mémorable.
Rien de plus frappant, à mon gré, dans cet ordre où
la raison et les sentiments alertés font ensemble leur choix, que l'histoire de cette vieille femme "qui portait en sa main destre une
écuelle pleine de feu, et en la senestre une fiole pleine d'eau".
Le frère Yves lui demande ce qu'elle veut en faire.
Elle lui répondit qu'"elle
voulait du feu brûler le paradis et de l'eau éteindre l'enfer".
"Pourquoi ?" demande encore le frère Yves : "Pour ce que je ne veux point
que nul fasse jamais le bien pour paradis avoir ni par peur de l'enfer ; mais proprement pour l'amour de Dieu avoir, qui tant vaut et qui
tout le bien peut nous faire."
Celui qui admire qu'on puisse vouloir effacer la pesée des mérites et des craintes pour ne connaître d'autre ferveur que celle du plus pur
amour, n'est peut-être pas un saint.
Mais, parlant de la sainteté, il en a pénétré le secret.
Peu importe qu'il soit bavard, s'attarde aux
redites, s'égare dans les digressions et n'entende guère à la politique.
Un homme authentique peint un saint authentique sans couleurs
de vitrail, dans un beau livre de miniatures enluminées, qui serait moins complet et moins probant s'il n'y était lui-même à tout instant
présent, pour marquer de son sceau chaque feuillet rempli et avaliser les surcharges..
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