Jorge Guillén
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Jorge Guillén
1893-1984
Né à Valladolid (Espagne), d'une famille influente versée dans les affaires et participant activement à la politique du parti libéral, son enfance s'écoule dans
cette même ville castillane.
A 16 ans, il part pour la Suisse afin d'y achever son éducation.
De retour en Espagne, il étudie les Lettres à Madrid et à
Grenade.
Entre 1917 et 1923 il réside à Paris.
Nommé professeur adjoint à la Sorbonne, ces années vont être décisives à sa formation : c'est à Paris qu'il
compose ses premiers poèmes, se marie et rencontre Paul V aléry.
En 1925 il obtient la chaire de littérature espagnole de l'Université de Murcia.
De 1929 à
1931, il est professeur adjoint d'espagnol à l'Université d'Oxford.
Promu professeur attitré à l'Université de Séville, c'est là que le surprend la guerre civile.
Arrêté et surveillé par les franquistes en 1938, il décide de partir pour les États-Unis.
Entre 1940 et 1951, il enseignera au Wellesley College.
Ce sont des
années de solitude, marquées par la mort de sa femme et celle de son ami intime le poète Pedro Salinas, exilé comme lui.
Lorsqu'il atteint enfin la retraite
académique, il se met à voyager presque constamment.
Il fait un cours à la Chaire Charles Eliot Norton de l'Université de Harvard.
Puis il visite l'Espagne
plusieurs fois ; mais, en 1959, on lui refuse le droit d'y entrer en raison de la parution de son oeuvre, Maremagnum.
Il se remarie alors avec une Italienne.
Enfin, il a obtenu au cours des années 60 diverses distinctions littéraires internationales.
Guillén commença à écrire à une époque de transition tant dans la littérature que dans la société espagnole.
La Première Guerre européenne avait enrichi la
bourgeoisie et rapproché l'Espagne de l'Europe ; mais, d'autre part, une tentative de grève générale révolutionnaire s'était produite en 1917, dont les
conséquences n'allaient se manifester que beaucoup plus tard.
Mais les questions publiques ne semblaient pas trop intéresser les jeunes écrivains.
En
poésie, on parlait surtout de la nécessité de dépasser le modernisme, mouvement né de l'oeuvre de Dario et dont l'antécédent le plus proche se rencontrait
dans le mouvement parnassien et le décadentisme français.
La vigueur prolongée de ce mouvement, en dépit de son caractère superficiel, fut peut-être due
à la révolution qu'il provoqua dans la versification et la prosodie castillanes et aussi au fait que son exotisme et son extrême recherche constituaient une
protestation tacite contre la société espagnole sordide, apparentée à celle qui s'enhardissait derrière le réformisme initial des grands écrivains dits "de 98"
La réaction antimoderniste et "anti-quatre-vingt-dix-huit" cristallisa en deux éphémères mouvements d'avant-garde : l'ultraïsme et le créationisme.
Mais
ce fut l'exemple d'un poète mûr, formé dans le modernisme, qui orienta décisivement les jeunes vers une poésie nouvelle et traditionnelle à la fois.
En effet,
la trajectoire poétique de Jiménez, à partir de son décadentisme de la fin du siècle — mais surtout de son becquerianisme — parvient à une heureuse
synthèse de l'idée mallarméenne du poème, réalité esthétique absolue, avec d'importantes zones de tradition poétique nationale.
Esthétique mallarméenne — à laquelle se superpose très vite l'influence de Paul Valéry — ministère de Jiménez et popularisme constituent l'effectif initial de
la splendide promotion de poètes dans laquelle s'inscrit Jorge Guillén.
Deux événements littéraires très importants auront plus tard une influence sur elle : il
s'agit de la redécouverte du grand baroque littéraire espagnol, en la personne et l'oeuvre de Góngora et de l'apparition du surréalisme, beaucoup moins
dogmatique et beaucoup plus instinctif aussi en Espagne qu'en France.
Enfin, la guerre civile allait provoquer un profond changement d'attitude chez la
plupart de ses membres.
Guillén ne sera pas influencé par le surréalisme, car sa poésie est déjà complètement définie lorsque se produiront les premières tentatives dans cette
direction.
Mais l'importance qu'ont dans son monde poétique la vie mentale instinctive et les impulsions humaines élémentaires, le rattache à ses
compagnons de promotion et, en dernier ressort, à un mouvement d'exaltation de l'irrationalité qui n'est pas typiquement espagnol.
Ce qui est original et
distingue la poésie de Guillén est le fait que ces forces élémentaires aspirent sans cesse à s'insérer et à se réaliser dans un monde ordonné et rationnel :
celui de l'expérience commune et quotidienne.
Les actes de tous les jours et les choses de la réalité proche — un réveil, une promenade à la ville ou à la campagne, un verre d'eau, un plateau de table —
sont les sujets préférés de cette poésie à travers laquelle nous découvrons la réalité d'une harmonie universelle à laquelle l'homme participe et par laquelle
il acquiert le sentiment et la conscience de son être propre au moyen de la contemplation et de l'usage des choses.
Cántico, tel est le titre de la très grande
oeuvre à laquelle travailla Guillén depuis 1919 et qui n'acquit sa forme définitive qu'à la quatrième édition en 1950.
La poésie guillenienne est en effet un
cantique émerveillé et joyeux à la réalité de la création et à celle de l'être même, un hymne au perpétuel présent de l'indicatif, dans lequel le domaine
temporel de chaque poème dépasse rarement celui de l'action qui lui sert de prétexte, ou celui de la journée ordinaire entre le réveil et le sommeil.
Communément considérée comme intellectuelle, cette poésie ne l'est pas tellement en fait, car elle constitue une merveilleuse transposition artistique et
littéraire de la pensée en tant qu'activité instinctive, pratique et immédiate.
Guillén a créé un style très personnel, riche en allusions et élisions, en
parenthèses et en supports, réfléchi en même temps qu'exclamatif, extrêmement conscient des possibilités d'expression qu'offrent les signes de
ponctuation et la disposition typographique des vers et dans lequel enfin les métaphores représentent presque toujours un principe d'élaboration abstractive
des données sensorielles ; un style enfin qui ne décrit pas mais dénote, qui ne sert pas à conter une action mais à nous introduire en elle.
Toute poésie expressément fondée sur une conception particulière du monde se ressent généralement des restrictions qui y sont implicites et celle de
Guillén n'a pas échappé à cette règle.
Le monde de notre existence morale, sociale et historique lui est en principe étranger et sa poésie constitue, pourraiton dire, une merveilleuse "mythologisation" de l'expérience immédiate.
Ce pourrait être, jusqu'à un certain point, la poésie qu'aurait écrite, dans le mythe de
Condillac, la statue mise en demeure de réfléchir mentalement au temps qui acquérait une vie sensorielle.
Le désir de dépasser ces restrictions s'accentue progressivement à partir de la guerre civile, pendant les années d'exil.
La douleur, le désordre, la solitude,
la mort, la marche mélancolique du temps font leur apparition dans son oeuvre.
En même temps, le poète s'efforce d'assimiler à son univers poétique les
vicissitudes du monde historique dans lequel il est contraint de vivre.
Cette nouvelle tendance devient encore plus évidente dans l'oeuvre à laquelle Guillén travaille depuis 1950 et dont les trois parties qui doivent la composer
sont parues : Mare magnum, Ils vont tomber à la mer et A la altura de las circunstancias.
Le titre même, Clameur : rythme d'histoire, exprime clairement le
désir que ce livre constitue à la fois un contrepoint et un complément de C antique.
Il est cependant regrettable que la qualité de ces poèmes ne soit pas toujours à la hauteur de ceux de la première époque.
Peut-être est-ce prématuré, mais
non pas risqué, nous semble-t-il, de supposer que Guillén demeurera surtout comme l'auteur de Cantique, oeuvre unique et exceptionnelle dans le cadre de
la riche tradition poétique espagnole et comme celui qui a chanté tout ce qu'il y a de paradisiaque dans le simple fait d'être de ce monde.
Il est impossible,
après l'avoir lu, de ne pas percevoir la beauté et la signification de nombre de moments de notre existence quotidienne que nous avions jusqu'alors ignorés..
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