Joseph CONRAD, L'agent secret
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Joseph CONRAD, L'agent secret
Dans la première pièce, les deux femmes tricotaient fébrilement leur laine noire. Il arrivait des gens, et la plus jeune faisait la navette avec l'antichambre. La vieille restait assise sur sa chaise. Ses pantoufles de tissu étaient calées sur une chaufferette, et dans son giron reposait un chat. Elle portait sur la tête une espèce de coiffe blanche empesée, elle avait une verrue sur une joue et des lunettes cerclées d'argent juchées sur le bout du nez. Elle me lança un coup d'œil par-dessus ses verres. La placidité rapide et indifférente de ce regard me laissa songeur. On pilotait vers les bureaux deux jeunes gens à la mine niaise et réjouie, et elle leur jeta le même bref coup d'œil de sagesse détachée. Elle paraissait n'avoir plus rien à apprendre sur leur compte, non plus que sur le mien d'ailleurs. Un sentiment d'étrangeté me gagna. Elle avait un air bizarre et fatal. Souvent, tout là-bas, je songeai à ces deux gardiennes de la porte des ténèbres, tricotant la laine noire, comme pour envelopper chaudement un cercueil, l'une faisait entrer, faisant entrer sans trêve dans l'inconnu, l'autre scrutant les visages réjouis et niais avec le détachement de ses yeux sans âge. Ave ! vieille tricoteuse de laine noire. Morituri te salutant. Bien peu de ceux qu'elle regardait la revirent jamais - pas la moitié, il s'en faut de beaucoup.
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