Joseph CONRAD, L'agent secret

Joseph CONRAD, L'agent secret Le pommeau de sa canne et ses jambes tremblaient de passion, tandis que son buste drapé dans les plis du protège-nuque, conservait son attitude historique de défi. Il semblait renifler l'air méphitique de la cruauté sociale, tendre son oreille pour en percevoir les atroces stridulations. Il y avait une force de suggestion extraordinaire dans cette pose. Le vétéran quasi moribond des guerres à la dynamite avait été, de son temps, un grand acteur, un acteur sur des estrades, dans des réunions secrètes, dans des entrevues privées. De toute sa vie, l'illustre terroriste n'avait jamais levé, fût-ce le petit doigt, contre l'édifice social. Ce n'était pas un homme d'action, ce n'était même pas un orateur d'une éloquence torrentielle, emportant les masses dans le cours écumeux et bruyant d'un vigoureux enthousiasme. Plus subtil dans ses intentions, il jouait le rôle d'instigateur insolent et venimeux des sinistres impulsions qui se cachent dans l'envie aveugle et la vanité exaspérée de l'ignorance, dans la souffrance et le malheur de la pauvreté, dans les illusions nobles et pleines d'espoir que nourrissent la colère, la pitié et la révolte, quand elles sont justes. L'ombre de son talent malfaisant flottait encore autour de lui comme l'odeur d'une drogue mortelle dans une vieille ampoule de poison, vidée, inutile, prête à être jetée sur le tas de rebut des choses qui ont fait leur temps.