La journée se passe de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence. Pas un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du tout, elle venait tout
Extrait du document
«
TEXTE
La journée se passe de cette sorte à folâtrer avec la plus grande liberté, et toujours avec la plus grande décence.
Pas
un seul mot équivoque, pas une seule plaisanterie hasardée ; et cette décence, nous ne nous l'imposions point du
tout, elle venait toute seule, nous prenions le ton que nous donnaient nos coeurs.
Enfin ma modestie, d'autres diront
ma sottise, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa fut de baiser une seule fois la main de Mlle Galley.
Il est
vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur.
Nous étions seuls, je respirais avec embarras, elle avait
les yeux baissés.
Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avisa de se coller sur sa main, qu'elle retira doucement
après qu'elle fut baisée, en me regardant d'un air qui n'était point irrité.
Je ne sais ce que j'aurais pu lui dire : son amie
entra et me parut laide en ce moment.
Enfin elles se souvinrent qu'il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville.
Il ne nous restait que le temps qu'il fallait pour arriver de jour, et nous nous hâtâmes de partir en nous distribuant
comme nous étions venus.
Si j'avais osé, j'aurais transporté cet ordre ; car le regard de Mlle Galley m'avait vivement
ému le coeur ; mais je n'osai rien dire, et ce n'était pas à elle de le proposer.
En marchant nous disions que la journée
avait tort de finir, mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte ; nous trouvâmes que nous avions eu le secret de
la faire longue, par tous les amusements dont nous avions su la remplir.
Je les quittai à peu près au même endroit où elles m'avaient pris.
Avec quel regret nous nous séparâmes ! Avec quel
plaisir nous projetâmes de nous revoir ! Douze heures passées ensemble nous valaient des siècles de familiarité (...).
J'aurais fait mon bonheur d'avoir pour maîtresse Mlle de Graffenried, mais à choix, je crois
que je l'aurais mieux aimée pour confidente.
Quoi qu'il en soit, il me semblait en les quittant que je ne pourrais plus
vivre sans l'une et sans l'autre.
Qui m'eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et que là finiraient nos éphémères
amours ?
J.-J.
Rousseau, Confessions, IV.
SUJET
Vous ferez de cette page des Confessions un commentaire composé.
Vous pourrez montrer par exemple comment
Rousseau parvient à combiner le sentiment de l'éphémère et de l'innocence pour diffuser à travers le texte cette
mélancolie douce associée au souvenir d'un amour disparu.
DISSERTATION REDIGEE
Jean-Jacques Rousseau est reparti pour Annecy afin de retrouver Mme de Warens, mais celle-ci n'est plus là,
contrainte par les événements d'aller faire sa cour à Paris.
Le jeune Rousseau se retrouve donc livré à lui-même,
disponible.
Or un matin, en pleine campagne, il fait la connaissance de deux jeunes cavalières, Mlle de Galley et
Mlle de Graffenried, embarrassées devant l'obstacle d'un cours d'eau qu'elles n'osent franchir à cheval.
Rousseau
les aide et se laisse convier à leur pique-nique.
A la fin de sa vie, l'autobiographe des Confessions se souvient
avec émotion de cette journée sans nul autre lendemain que celui de l'évocation.
Rousseau mène donc le récit de
façon à isoler cette journée comme un instant fugace de bonheur, fugace mais d'autant plus intense qu'il fut
baigné d'une innocence amoureuse elle aussi perdue.
Le thème de l'éphémère, de la fugacité du bonheur, se
conjugue avec celui de l'innocence amoureuse pour restituer le temps d'un rapide tableau la nostalgie d'un paradis
émotionnel, d'une sorte de pureté originelle des sentiments dont le vieil homme qui revoit sa jeunesse ne parvient
à retrouver l'étincelle i que par la magie de l'écriture.
L'épisode relaté par Rousseau doit sa force et son expressivité à l'unité de temps qui le régit.
Le passage proposé
est, à cet égard, très significatif.
Il s'ouvre par le mot « journée » et s'achève par « éphémères amours ».
L'adjectif est ici à prendre au sens étymologique, « qui ne dure qu'un jour ».
Le récit est le plus souvent mené au
passé simple de l'indicatif, véritable passé défini, rejetant l'action définitivement dans
l'univers du révolu et de l'évocation : « La journée se passa », « Ma bouche s'avisa...
», « Enfin elles se souvinrent...
».
L'épisode est donc bien mesuré par l'horloge solaire (« ...
il ne fallait pas attendre la nuit pour rentrer en ville...
»),
le jour devient même l'un des protagonistes, un personnage à part entière, plutôt partenaire qu'ennemi et dont il
convient presque de se jouer : « En marchant nous disions que la journée avait tort de finir...
» La position du sujet
du mot « journée » et surtout d'un verbe à valeur psychologique (avoir tort) est ici particulièrement expressive.
« ...
Mais, loin de nous plaindre qu'elle eût été courte, nous trouvâmes que nous avions eu le secret de la faire longue...
»
: les trois amis parlent du jour comme on parlerait avec bonne humeur d'un quatrième que l'on aurait pris à son propre
jeu.
Il n'y a pas sur le moment de conscience tragique du temps du passé.
L'élément nostalgique ne peut venir
qu'après, lorsqu'on sait que ce jour-là n'eut pas de lendemain : « Qui m'eût dit que je ne les reverrais de ma vie, et
que !à finiraient nos éphémères amours ? » Le subjonctif grandiloquent dissout le bonheur d'un seul jour dans la
longueur d'une vie (« je ne les reverrais de ma vie ») et c'est alors, au moment de l'évocation, que s'impose sous la
plume de Rousseau l'adjectif « éphémère ».
Le temps enserre cependant le récit de façon de plus en plus précise.
Dans cette journée unique, Rousseau isole un
instant magique, éphémère de l'éphémère, fugace dans un moment qui déjà l'est beaucoup trop.
Il s'agit évidemment
de l'incident du baiser.
« Il est vrai que la circonstance donnait du prix à cette légère faveur...
» La circonstance, ce
qu'il y a autour (circum), le cadre, le climat précisément : solitude, campagne, innocence des protagonistes — nous le.
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Jean de SPONDE (1557-1595) - Ne vous étonnez point si mon esprit qui passe
- « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur » ?
- Jusqu'à quel point pensez-vous que le metteur en scène et les comédiens peuvent se donner la liberté d'interpréter un texte théâtral ?
- Jusqu'à quel point pensez-vous que le metteur en scène et les comédiens peuvent se donner la liberté d'interpréter un texte théâtrale ?
- Jusqu'à quel point pensez-vous que le metteur en scène et les comédiens peuvent se donner la liberté d'interpréter un texte théâtral ?