La littérature vous semble être plutôt un moyen de se divertir c'est à dire de se détourner du monde réel ou un moyen particulier privilégié de rendre compte du monde réel, de la vie des hommes, de la nature humaine ?
Extrait du document
«
A première vue, il est difficile d'attribuer à ce type de question une signification chargée d'une valeur problématique.
En effet, la
réponse la plus immédiate que l'on est tenté d'y faire est nécessairement positive : rien ne sort jamais du réel, lequel est bel et bien
déterminé par nos fonctions vitales.
Dès lors, la validité de l'affirmation dépend de la définition de « réalité », qui ne signifie plus
simplement « ce qui est », mais « ce qui est prosaïquement », ce qui relève autant que possible de données extérieures à l'imagination
humaine.
C'est en effet un attribut profondément romanesque que de se confronter à la complexité des définitions possibles et des
catégories du réel.
Quelle sont les différences de statut, et quels points de rencontre existent-t-ils entre le monde ordinaire et le monde
du romancier ? Enfin, faut-il obligatoirement choisir l'une ou l'autre ; le propre d'un bon roman n'est-il pas un éveil au réel plutôt qu'une
fuite hors de celui-ci ?
I
_ Dans un premier temps il convient donc de distinguer précisément la réalité romanesque de la réalité dite empirique.
De ce point de
vue le roman est une œuvre de fiction, dont le mouvement est précisément de se dégager des données quotidiennes.
Le Don Quichotte
de Cervantès fournit l'exemple très clair du ridicule qui frappe quiconque en vient à oublier la frontière séparant l'expérience vécue de
l'expérience littéraire.
Le « chevalier à triste figure » expérimente ainsi chacun de ces degrés de confusion, depuis celui qui consiste à
investir l'objet réel d'une fonction fictionnelle (prendre Rossinante pour un fier destrier), jusqu'à l'hallucination pure (les moulins pour
des géants).
_ En ce sens, l'affirmation selon laquelle le roman a pour unique fonction sa réalité est indiscutable.
L'œuvre de Balzac toute entière,
quelle que soit la puissance de son réalisme, ne se présente jamais comme une entreprise d'imitation du réel (tâche du journaliste),
mais comme une confrontation à celui-ci : une volonté de « concurrencer l'état civil ».
Toute la Comédie Humaine n'est qu'un
laboratoire, dans lequel le romancier compose des pulsions, des facteurs sociaux, des habitudes pour créer des personnages, puis ces
personnages obtenus entre eux, afin de créer des situations romanesques.
_ Peu à peu, la matière romanesque échappe ainsi aux processus réels qu'elle imitait pour ne plus exister qu'en fonction de ses propres
mouvements internes, à la manière d'un organisme vivant.
Toute écriture romanesque doit faire face une tentation autarcique.
Une
telle tendance se retrouve en particulier dans l'écriture symboliste, très attachée à la fonction poétique du langage, par laquelle
l'intrigue et la langue du romancier se ferment à toute influence extérieure, et même jusqu'à un certain point au lecteur lui-même.
A
Rebours de Huysmans présente ainsi un personnage vivant en marge du temps, simplement occupé à agencer le décors de sa maison
pour s'en faire un univers idéal, c'est-à-dire un système qui exclue tout ce qui lui est extérieur, jusqu'à son créateur qui décide
finalement d'abandonner la maison.
II
_ Bien entendu, il n'y aurait pas de sens à envisager un roman qui ne soit pas entièrement construit sur des
éléments véritables.
En ce sens, le vécu de l'auteur, ses expériences et ses problématiques sont la source
absolue et nécessaire de la fiction romanesque.
Toutefois, le roman est caractérisé par un principe d'ouverture :
au contraire d'une conception mallarméenne de la poésie, vouée à la recherche d'un langage pur de tout
référent, le roman est bien souvent mis au service d'une compréhension non littéraire du réel.
Tout au long du
cycle des Rougon-Macquart, Emile Zola ne se contente pas de produire une œuvre romanesque : son
« naturalisme » consiste à expérimenter dans la fiction des situations qui permettent d'alimenter une réflexion
sur la société du XIXe siècle.
_ Cependant, la fonction mimétique du roman ne s'accomplit pas de manière littérale : non seulement l'auteur
peut choisir de s'attacher à représenter des figures imaginées par ses personnages ( les cavaliers exotiques
rêvés par la Madame Bovary de Flaubert), mais la description peut encore s'attacher à des motifs fantasmés par
l'auteur lui-même.
Aussi le genre fantastique présente-t-il une difficulté, puisque pour bien des lecteurs, un texte
fantastique fait plus que de permettre une échappée fantasmatique hors des lois du réel : il intègre les éléments
surnaturels aux descriptions les plus ordinaires, et ce faisant tâche d'agir par contamination sur le réel lui-même.
De ce point de vue, le
roman a bien pour fonction le réel, mais il s'agit dès lors d'une fonction de conversion : le roman fait du réel une fiction, dans le même
temps où la réalité quotidienne offre un ancrage référentiel au roman.
_ Pourtant, une attention plus précise accordée à la littérature fantastique permet de supprimer cette dichotomie initiale entre le réel et
la fantaisie : Les textes d'Edgar Poe – à vrai dire plus souvent nouvelles que roman – tels que La chute de la maison Usher sont bien
des textes fantastiques, mais dont le caractère surnaturel n'est jamais que le prétexte à la construction d'un paysage mental, qui
inspire les poèmes du « Spleen » de Baudelaire.
Chez Poe, la notion de surnaturel n'existe que pour en symboliser une autre, celle-ci
très humaine, qui est la notion d'impuissance.
Dans une telle écriture, l'auteur ne se satisfait pas d'énoncer une situation : il lui faut
l'exprimer, c'est-à-dire la faire naître dans la réalité du lecteur.
La « fonction de réalité » du roman n'est pas nécessairement une
fonction descriptive.
III
_ Ainsi, la nature des réalités décrites par l'auteur ne peut être une fonction sûre du genre romanesque, qui se caractérise avant tout
par l'absolue liberté des objets dont il traite.
Les différentes périodes de l'œuvre de Louis Ferdinand Céline traitent ainsi de données
très différentes : l'enfance à Courbevoie dans Mort à Crédit , les voyages initiatiques dans Voyage au bout de la nuit , la fuite hors de
France et le séjour à Sigmaringen dans D'un Château l'autre ...
Pourtant, tout lecteur reconnaît à coup sûr la personnalité de l'auteur
dans n'importe quelle phrase de ces trois textes.
Le caractère problématique du statut de « réalité » romanesque, au fond, est solidaire
de la difficulté pour une conscience individuelle à connaître une réalité objective.
La fonction romanesque essentielle, au fond, n'est pas
la réalité perçue, mais le regard lui-même, puisque c'est de la perception que découle la notion de réalité.
_ De la sorte, poser la question du rapport entre roman et réalité revient, en dernière instance, à s'interroger sur les procédés de
transmission d'image, de l'auteur à l'énonciateur (narrateur ou personnage), puis de l'énonciateur au destinataire (le lecteur).
Le roman
s'attache donc à transformer le regard en écriture, et se définit essentiellement par la fonction du style.
La Recherche du temps perdu
de Proust s'avère particulièrement révélatrice de cette vérité, puisque le plus simple objet (madeleine, clocher, nymphéa...), par la
structure de la phrase proustienne, ouvre sur le monde intime de l'auteur, sur le mode du souvenir (les après-midi chez la tante
Léonie), sur un monde esthétique (l'impressionnisme de Monet), sur un monde moral (les transgressions de Sodome et Gomorrhe),
sans que jamais ces dimension de la réalité ne soient dissociées.
En ce sens, le roman peut se définir comme un point de passage
entre les différentes subjectivités, entre les différents niveaux de réalité.
Il ne s'agit pour le romancier ni d'attirer ni de détourner le
lecteur d'un hypothétique « pôle inverse » que serait le réel.
Le roman se doit de créer le réel lui-même..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Le roman moderne, écrit André MALRAUX, est à mes yeux un moyen d'expression privilégié du tragique de l'homme, non une élucidation de l'individu. Commentez cette définition et montrez qu'elle convient exactement à la Condition humaine.
- « Quel roman ! » dit-on d'une histoire invraisemblable. Et quand on veut isoler un fait réel des commentaires superflus qu'il a suscités, on ajoute parfois : « tout le reste est littérature ». Est-ce à dire que l'oeuvre littéraire n'entretient aucun rapport avec la vie réelle ?
- Les jours sont des fruits et notre rôle est de les manger, de les goûter doucement ou voracement selon notre nature propre, de profiter de tout ce qu'ils contiennent, d'en faire notre chair spirituelle et notre âme, de vivre. Vivre n'a donc pas d'autre sens que ça. Tout ce que nous propose la civilisation, tout ce qu'elle nous apporte, tout ce qu'elle nous apportera, n'est rien si nous ne comprenons pas qu'il est plus émouvant pour chacun de nous de vivre un jour que de réussir en avio
- La littérature doit donc être lue et étudiée, soutient Antoine Compagnon, parce qu'elle offre un moyen - certains diront même le seul - de préserver et de transmettre l'expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l'espace et dans le temps ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. » (La littérature, pour quoi faire ? p. 63). Qu'en pensez-vous ?
- Voltaire écrit dans ses Lettres philosophiques : « Il me paraît qu'en général l'esprit dans lequel M. Pascal écrivit ces Pensées était de montrer l'homme sous un jour odieux. Il s'acharne à nous peindre tous méchants et malheureux. Il écrit contre la nature humaine à peu près comme il écrit contre les jésuites. Il impute à l'essence de notre nature ce qui n'appartient qu'à certains hommes. Il dit éloquemment des injures au genre humain. » Expliquer et discuter ce jugement.