La transposition d'une oeuvre d'un genre dans un autre vous paraît-elle être un enrichissement ou un appauvrissement ?
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La transposition d'une oeuvre d'un genre dans un autre vous parait-elle être un enrichissement ou un appauvrissement ?
Cette question fait écho au problème de l'intertextualité (le fait de retrouver dans un texte l'influence d'un autre texte, sous la forme
d'une allusion, d'un pastiche, d'une réécriture...).
Le mot "genre" peut se comprendre de manières diverses : cela peut être les genres
du théâtre, du roman, de la poésie => transposer un roman en une pièce de théâtre par exemple.
Il faut aussi prendre en compte les
formes contemporaines : film (c'est très fréquent), bande dessinée...
Cela peut être aussi les tons => transposer de manière
parodique une tragédie ou un texte épique...
I.
Valeur pédagogique de la transposition
- le texte d'arrivée redonne accès au texte de départ, le rend plus compréhensible en l'actualisant : ainsi dans ses Essais, Montaigne
recopie-t-il une lettre qu'il a envoyée à sa femme pour la consoler d'avoir perdu son fils : dans cette lettre, il évoque une lettre
envoyée par Pétrarque à sa femme, à la même occasion.
La référence à Pétrarque constitue un enrichissement de deux façons : dans
le présent, elle est censée adoucir la douleur de la femme de Montaigne en l'élevant à un niveau plus général; et elle réactualise
l'écriture de Pétrarque, en lui redonnant une efficacité actuelle.
- cette technique a une valeur pédagogique : aujourd'hui particulièrement, elle permet de rendre accessible des oeuvres littéraires
difficiles.
On peut ainsi penser à la Bande dessinée publiée par Stéphane Heuet en 1998, qui adapte les premiers tomes de la
Recherche du temps perdu: sur un site internet consacré à ce pari audacieux, les internautes s'expriment ainsi : "...Comment peut-on
tronquer un tel texte ? C'est justement ce qui est très réussi dans ces 3 tomes.
Certaines phrases clé ont été choisies afin de permettre
de suivre l'histoire du narrateur.
Bien entendu toute la puissance du texte ne peut pas être conservée dans une adaptation.
Mais les
phrases sélectionnées ne peuvent que toucher le lecteur quant à l'écriture de Proust."
- la transposition du roman ou de l'oeuvre en prose dans le genre théâtral constitue une méthode pédagogique très ancienne, qu'on
peut retrouver dans les "mystères" médiévaux : ces scénettes jouées par des acteurs sur le parvis des églises retraçaient des
moments de la Bible, pour les rendre plus accessibles aux spectateurs.
II.
Enrichissement pour le texte de départ et d'arrivée .
- La réécriture constitue un enrichissement du point de vue herméneutique : l'auteur qui prend ses distances par rapport au texte de
départ démultiplie les interprétations de ce texte.
On peut ainsi penser à une nouvelle de Kafka intitulée "Le retour du fils prodigue" qui
reprend l'histoire racontée par la Bible, le retour chez lui du fils rebelle, ruiné après des années d'errance.
Contrairement à l'histoire
originelle (dans laquelle le fils est très bien accueilli par son père) le personnage qui revient ne reconnaît plus sa maison, se sent
comme un étranger, comprend qu'on l'a oublié.
Kafka prend des libertés avec l'histoire, pour fonder une réflexion sur l'identité et la
permanence du Moi, et l'importance du souvenir dans le maintien des cellules sociales.
- création d'une oeuvre totalement nouvelle : l'opéra Don Giovanni, de Mozart, constitue une adaptation de la pièce de Molière (mais
s'inspire également d'autres versions de l'histoire) : la transposition dans le genre de l'opéra permet d'ajouter l'élément musical, et
donne naissance à une autre oeuvre.
- la parodie implique un rapport particulier à l'oeuvre de départ : la lettre de Montaigne à sa femme a été reprise par Céline dans
Voyage au bout de la nuit.
Avec une très forte intention parodique, l'auteur réécrit la lettre et se moque de la manière qu'a Montaigne
de consoler sa femme.
D'un côté il réduit beaucoup l'intention de Montaigne en la tournant en dérision.
D'un autre côté ce geste n'est
pas gratuit : il attaque de manière provocatrice un texte et un auteur classiques, et en même temps lui fait une sorte d'hommage.
Voir
aussi Virgile travesti, parodie de l'Enéide de Paul Scarron (1652).
III.
Risques et problèmes posés par la transposition
- question de l'autorité du texte de départ : y a-t-il des textes qui font tellement autorité qu'il pourrait sembler sacrilège d'y toucher? on
peut penser à l'oeuvre de Salman Rushdie, Les versets sataniques, qui parle du Coran de manière provocatrice, et qui a attiré une
fatwa sur son auteur, c'est-à-dire une condamnation à mort.
Dans cette optique, on considère qu'il est néfaste de réutiliser une
matière, car cela tourne en dérision un texte sacré ou respecté.
Sur le site Internet consacré à l'adaptation en Bande dessinée de la
Recherche du temps perdu, par Stéphane Heuet, les internautes expriment bien ce sentiment ambigu (la Recherche est en effet un
monument littéraire) : "Pro- Proust que je suis, quand j'ai vu Combray sur les présentoirs j'ai été consternée.
Comment peut-on
tronquer un tel texte ?"
- Le risque est en effet assez grand de trahir l'oeuvre de départ et d'en appauvrir le sens : un blockbuster américain sorti récemment
au cinéma, Troy, reprend le mythe de la guerre de Troie tel qu'il est raconté dans l'Iliade et l'Odyssée et l'adapte au cinéma.
Dans ce
film, la colère d'Achille et l'orgueil d'Agamemnon sont expliqués par l'amour qu'ils éprouvent pour Briséis.
Cette conception, qui met
l'amour au centre des relations, est propre à la pensée de notre époque, centrée sur l'émotif et l'individu.
Mais elle est étrangère à la
civilisation grecque telle que la décrit Homère, pour laquelle l'amour ou la femme sont des valeurs beaucoup moins estimées que
l'orgueil et la virilité : on peut se demander si, en adaptant les motivations des héros à notre époque, le cinéaste n'a pas trahi une
mentalité qu'il aurait été intéressant d'expliquer au spectateur du XXIe siècle.
La transposition dans un autre genre peut paraître un enrichissement pour le texte de départ comme pour le texte d'arrivée : ce
dernier s'inspire de son prédécesseur, ce qui ne l'empêche pas d'écrire une oeuvre totalement nouvelle.
Ce faisant, il rend hommage
au texte de départ, le réactualise, l'enrichit.
Le risque d'un appauvrissement existe cependant : la réécriture peut ignorer le sens profond d'une oeuvre et empêcher sa
compréhension; et donner lieu à une oeuvre de moindre ampleur que l'oeuvre de départ.
C'est la difficulté qui se pose à toutes les
transpositions au cinéma de nos grands textes..
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