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Laclos, Les Liaisons dangereuses : Quels intérêt offre la forme épistolaire polyphonique ?

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« La monodie, chant à une seule voix sans accompagnement, est pratiquée de la Grèce antique au Moyen Âge.

Les Lettres portugaises de Guilleragues (1669), correspondent à cette esthétique.

À partir de la Renaissance, la polyphonie entrelace plusieurs plans sonores.

Montesquieu adapte cette pluralité des voix au roman épistolaire, Rousseau en tire un principe d'harmonie.

Comment Laclos s'empare-t-il de cette forme pour la porter à son plus haut degré de complexité ? Face à cette élaboration savante, quels sont les choix de Stephen Frears ? I.

La diversité des voix Les figures secondaires Laclos reprend et allège la polyphonie mise en oeuvre par Richardson dans Clarisse Harlowe (1748) : de vingt-six correspondants, il passe à treize.

Voulant affai-blir la résistance de la dévote, Laclos élimine la correspondance du mari, « mélange indigeste de détails de procès et de tirades d'amour conjugal » (XLIV), ainsi que celle de Sophie, jugée ennuyeuse.

D'autres épistoliers n'écrivent qu'une fois : Gercourt pour différer son mariage (CXI) ; la Maréchale après le scandale autour de Prévan.

Ils sont absents du scénario du film.

Quelques comparses interviennent dans un seul échange pour remplir des fonctions spécifiques : Azolan délégué à Paris, Anselme pour le rendez-vous.

Mme de Volanges et Mme de Rosemonde se relaient en tant que confidentes auprès de Mme de Tourvel. Les protagonistes Valmont écrit 51 lettres, dont 34 à Mme de Merteuil, et il en reçoit 37 ; la marquise en rédige 28, et 41 lui sont adressées. Suivant sa doctrine — « celle de ne jamais écrire, de ne délivrer jamais aucune preuve de [s]a défaite » —, Mme de Merteuil écrit deux fois moins que Valmont, mais elle est bien renseignée.

Comme dans un opéra, Laclos donne à entendre plusieurs duos : harmonieux : les jeunes héros ; contrasté : le libertin et la dévote, dont les partitions se rejoignent comme chez Mozart ; dissonant : les manipulateurs, dont le duo se transforme en duel (« La guerre »).

Laclos invente d'autres combinaisons : chaque libertin prend un naïf sous sa protection. II.

La diversité des styles Spontanéité et authenticité Les Liaisons constituent un véritable exercice de style.

À l'insolence d'Azolan (CVII), Laclos oppose le zèle respectueux de Bertrand.

Le style pondéré et décla-matoire du prêtre (CXXIII) rappelle les premières épîtres de la dévote, tandis que Mme de Volanges se réfugie dans le prêche moralisateur.

Le style élégant et rigoureux de Mme de Rosemonde évoque les moralistes de la fin du siècle passé.

Laclos dissocie les voix des jeunes amants.

Si Danceny recourt à une faconde lyrique qui annonce le préromantisme, l'expression de Cécile est entachée de maladresses : incorrections, répétitions, vocabulaire restreint, syntaxe gauche.

Le style de Mme de Tourvel subit une véritable métamorphose.

Délaissant la rhétorique des sermons, elle découvre le langage de la passion, s'élevant vers la dignité tragique : « Ce malheur me manquait, et je sens que je suis née pour les éprouver tous.

» Duplicité et fausseté Les personnages manipulés se focalisent sur eux-mêmes.

Les mystificateurs considèrent la lettre comme un moyen d'action, qu'ils chargent d'intentions : « Quand vous écrivez à quelqu'un, c'est pour lui et non pas pour vous » (CV). Les roués ont à leur disposition autant de styles que de visages.

Valmont aime à pratiquer la double énonciation.

Le discours qu'il adresse à la dévote — « Peut-être l'action [...] perdrait-elle tout son prix à vos yeux, si vous en connaissiez le véritable motif » — instruit une complicité avec Mme de Merteuil.

Celle-ci excelle dans le persiflage.

Le libertin possède un dernier atout : contrefaire la voix.

Les lettres CXVII et CLVI de Cécile à Danceny sont dictées par Valmont.

Au « diligent lecteur », aurait dit Montaigne, de reconnaître la voix naturelle de son double parodique, sachant que Laclos se lance comme un défi dans ce jeu de mimésis. III.

L'art du contrepoint Une esthétique du contraste et de la dramatisation Laclos est attentif à l'ordre des lettres : entre le manuscrit et la publication, certaines sont déplacées.

Il peut jouer sur l'opposition entre deux lettres ayant deux destinataires différents : Mme de Merteuil fait l'éloge de Gercourt à sa cousine (CIV) et conseille à Cécile de fréquenter Valmont (CV).

Il peut établir un contraste entre deux voix : dès l'ouverture, le lecteur perçoit la naïveté de Cécile, immédiatement supplantée par la maestria de la marquise.

Ces effets proviennent parfois de la situation des scripteurs : à l'assurance de Valmont — « Ma farouche dévote courrait après moi » (XCIX) —, succède, après le départ de Mme de Tourvel, l'indignation annonçant Figaro — « Ô femmes, femmes ». Subjectivité et relativité Chaque scripteur donnant son point de vue sur lui-même et son entourage, la saisie des êtres et des événements paraît parcellaire, le témoignage fragile et incomplet.

Cette manière de considérer le cercle étroit des connaissances confère une impression de monde resserré que le film traduit avec justesse par le retour en des lieux déjà connus. Par l'écriture épistolaire, le romancier cherche un effet de réalité auquel le public de l'époque, las de la fiction, aspirait. Ce pari en faveur du réel rejoint l'esthétique du drame bourgeois et la veine autobiographique.

La vérité est saisie fragmentairement, sans que l'individu puisse discerner le sens de son parcours. Alors que Rousseau conçoit une oeuvre harmonique, fondée sur l'épanchement lyrique, Laclos recherche contrastes et dissonances.

Tels les libertins, il projette des combinaisons savantes.

Le scénariste épure cette trame sans la banaliser. Excluant certains protagonistes du roman, il dramatise son projet, afin que tout gravite autour des roués.. »

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