Le comique exige, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur. Qu'en pensez-vous ?
Extrait du document
«
Introduction
« Le comique, a-t-on dit, est vite douloureux lorsqu'il est humain.
» En d'autres termes, dès qu'il cesse de s'adresser à
l'intelligence pure, dès que pitié, sympathie ou affection entrent en jeu, le rire s'estompe, perd de sa force ou même
disparaît.
C'est ce que veut dire Bergson par anesthésie du coeur.
I.
— Demandons tout d'abord à la vie même de nous éclairer cette proposition.
Un élève manque une marche et se retrouve assis simplement par terre : ses camarades sourient ; il tombe
maladroitement dans une position comique : on rit plus franchement.
Remplacez le camarade par un professeur : vous
imaginez l'éclat de rire.
Supposez un instant que ce camarade soit un handicapé physique ou que le professeur soit
particulièrement aimé et respecté de ses élèves : pitié et affection entrent en ligne de compte ; vous n'entendrez plus
aucun rire.
Au lieu de voir la position ridicule que la chute aura donnée au corps humain, ce qui choque l'intelligence, on ne
percevra plus que le handicap du camarade, on ne songera plus qu'au respect dû au maître ; le coeur qui ne sera plus «
anesthésie » ne permettra plus au rire de s'épanouir.
Un chapeau orné de fruits, de fleurs et d'oiseaux est en soi chose ridicule.
Mettez ce chapeau sur la tête d'une dame d'un
âge certain et qui cherche à se rajeunir ; le sourire fera place à un rire plein de moquerie.
Et si cette dame prend place
dans un cortège en deuil, le volume, le ramage criard et le mauvais goût de l'objet, s'opposant aux toilettes sombres des
assistants, rendront cette femme encore plus ridicule ; le bon sens en sera violemment choqué ; un rire inextinguible
risquera de gagner toute l'assistance.
Mais il y a lieu de penser que les intimes du défunt, et même ses proches,
insensibles à tout ce qui n'est pas leur douleur, ne verront rien.
S'ils entendent des rires, de la part de ceux que le deuil ne
touche pas suffisamment et qui sont « anesthésiés », ils ne comprendront pas et en seront même peines.
L'exemple idéal, celui que nous offre à la fois la réalité quotidienne et le théâtre, c'est celui de la vanité, défaut a la fois
superficiel et profond : on le blesse, il ne guérit pas ; on le flatte et il en résulte une reconnaissance durable ou profonde.
Admiration de soi fondée sur l'admiration qu'on croit inspirer aux autres, la vanité est plus naturelle encore que l'égoïsme,
et c'est pourquoi, plus qu'Argan, Monsieur Jourdain est foncièrement comique.
C'est de celui-ci en effet que nous voulons parler.
Ridicule dans ses gestes, ses manières, son costume, et ses moindres
réflexes, ce perroquet des gens de qualité heurte notre intelligence mais jamais notre sensibilité.
Molière l'a vêtu de rouge,
de vert et de jaune, aux couleurs du perroquet.
Sa vanité est telle qu'il abandonnerait toute sa bourse au garçon tailleur
qui lui donne du Monseigneur; il se ruine pour l'homme qui parle de lui dans l'antichambre du roi ; il donne aveuglément la
main de sa fille au prétendu fils du Grand Turc.
II.
— Mais son vice n'est ni l'égoïsme profond d'un Argan, ni l'exigente et aveugle avarice, ni rien de tout cela ; ce n'est
qu'une douce maniaquerie dont nous nous umusons franchement car notre coeur n'est sollicité par
aucun trouble.
Mais imaginons un instant que Dorimène soit un danger pour l'équilibre du ménage ou que le gendre voulu
par cet ancien marchand de drap soit une sorte de Thomas Diafoirus de cour, avorton ennobli et sordide.
Alors, adieu le
comique! Le spectateur, sollicité par l'inquiétude du sort de Lucile, pris de pitié pour cette charmante fille que mérite bien
l'honnête Cléonte, n'aurait plus le coeur à rire, comme l'on dit — et l'expression confirme bien la loi bergsonienne ! C'est
d'ailleurs ce qui se produit dans certaines oeuvres telles que les Temps difficiles d'Édouard Bourdet.
C'est ce que nous
prouve On ne badine pas avec l'amour: dès que Musset nous prive de ces pantins que sont Maître Blazius et Dame
Peluche, adieu le comique! Notre coeur s'abandonne tout entier au drame de Camille et de Perdican.
III.
— Une oeuvre de Molière illustre mieux encore cette proposition : c'est le Misanthrope.
Oronte, Acaste et Clitandre sont des vaniteux, chacun dans leur genre : en tant que tels, ils sont comiques ; mais ils
cessent de l'être dès qu'on voit en eux des rivaux d'Alceste.
Pour l'homme aux rubans verts qui veut qu'on le distingue et dont Célimène dit « Eh! Ne faut-il pas bien que monsieur
contredise », il est aussi vaniteux à sa manière ; par là, il était un personnage comique pour les spectateurs du xvne
siècle.
Mais un autre éclairage nous a été donné, surtout sous l'influence des romantiques, qui, entrant au théâtre, ne
laissaient pas leur coeur au vestiaire.
Pour ceux-ci, Alceste est un homme, inconsidérément épris d'une coquette — et par
là même comique sans doute — mais il souffre dans son amour et dans sa passion de la vérité.
Il demande à rester seul «
avec son noir chagrin ».
Il connaît les défauts de Célimène, mais « La raison n'est pas ce qui règle l'amour », dit-il à
Philinte.
Alors, on oublie ses ridicules, on l'estime pour son héroïsme, son allure de Don Quichotte ; on le plaint pour sa
passion malheureuse : alors, on ne rit plus, et si cela nous arrive, Musset nous rappelle à l'ordre :
« Et lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer.
»
Là est sans doute, en définitive, le véritable éclairage de la loi bergsonienne : on rit sur l'instant.
Mais à la réflexion, et loin
des rieurs qui nous entouraient, l'intelligence reprend ses droits, l'anesthésie ne dure que le temps de la représentation.
Et l'on s'interroge...
A vrai dire, le chef-d'oeuvre comique est celui qui fait rire dans l'instant, et nous porte à réfléchir après coup.
A la
représentation de Don Juan, la vertu comique du personnage de Sganarelle l'emporte sur les larmes d'Elvire, la noble
douleur du père de Don Juan, et la froideur glaciale de son fils.
Loin de la scène, Sganarelle n'est plus que celui à qui nous
devons un agréable moment de détente.
Ce sont les personnages humains, ceux qui touchent notre coeur, qui demeurent
et vivent en nous.
Conclusion
C'est toute la différence entre la farce, où jamais le coeur n'est sollicité, et la comédie grâce à laquelle le comique cède à la
réflexion.
Il en est de même dans la vie.
Et pour reprendre la conclusion de l'ouvrage de Bergson : « Le philosophe qui en
ramasse (du rire) pour en goûter y trouvera d'ailleurs quelquefois, pour une petite quantité de matière, une certaine dose
d'amertume.
».
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