Le jeu de l'amour et du hasard, Acte 1, scène 7 (Marivaux)
Extrait du document
«
Silvia a pris l'apparence de sa servante Lisette pour mieux observer Dorante, qu'elle ne connaît pas
et qu'elle doit épouser.
Promis à Silvia, Dorante prend pour les mêmes raisons l'apparence de son valet
Bourguignon.
Ils se rencontrent ici pour la première fois, chacun d'eux ignorant encore la véritable identité
de l'autre.
SILVIA.
à part.
– Ils se donnent la comédie ; n'importe, mettons tout à profit ; ce garçon-là n'est pas sot, et je ne
plain pas la soubrette qui l'aura ; il va m'en conter, laissons-le dire, pourvu qu'il m'instruise.
DORANTE.
à part.
– Cette fille m'étonne ! il n'y a point de femme au monde à qui sa physionomie ne fît honneur :
lions connaissance avec elle.
(Haut) Puisque nous sommes dans le style amical et que nous avons abjuré les façons,
dis-moi, Lisette, ta maîtresse te vaut-elle ? Elle est bien hardie d'oser avoir une femme de chambre comme toi !
SILVIA.
– Bourguignon, cette question-là m'annonce que, suivant la coutume, tu arrives avec l'intention de me dire
des douceurs : n'est-il pas vrai ?
DORANTE.
– Ma foi, je n'étais pas venu dans ce dessein-là, je te l'avoue ; tout valet que je suis, je n'ai jamais eu de
grandes liaisons avec les soubrettes ; je n'aime pas l'esprit domestique ; mais à ton égard, c'est une autre affaire :
comment donc ! tu me soumets ; je suis presque timide, ma familiarité n'oserait s'apprivoiser avec toi, j'ai toujours
envie d'ôter mon chapeau de dessus ma tête, et quand je te tutoie, il me semble que je jure ; enfin, j'ai un
penchant à te traiter avec des respects qui te feraient rire.
Quelle espèce de suivante es-tu donc, avec ton air de
princesse ?
SILVIA.
– Tiens, tout ce que tu dis avoir senti en me voyant, est précisément l'histoire de tous les valets qui m'ont
vue.
DORANTE.
– Ma foi, je ne serais pas surpris quand ce serait aussi l'histoire de tous les maîtres.
SILVIA.
– Le trait est joli assurément ; mais, je te le répète encore, je ne suis pas faite aux cajoleries de ceux dont
la garde-robe ressemble à la tienne.
DORANTE.
– C'est-à-dire que ma parure ne te plaît pas ?
SILVIA.
– Non, Bourguignon ; laissons là l'amour, et soyons bons amis.
DORANTE.
– Rien que cela ? Ton petit traité n'est composé que de deux clauses impossibles.
SILVIA.
à part.
– Quel homme pour un valet ! (Haut) Il faut pourtant qu'il s'exécute ; on m'a prédit que je
n'épouserai jamais qu'un homme de condition, et j'ai juré depuis de n'en écouter jamais d'autres.
DORANTE.
– Parbleu ! cela est plaisant ; ce que tu as juré pour homme, je l'ai juré pour femme, moi ; j'ai fait
serment de n'aimer sérieusement qu'une fille de condition.
SILVIA.
– Ne t'écarte donc pas de ton projet.
Introduction (entrée en matière)
L'originalité du théâtre de Marivaux réside dans l'invention d'un langage apte à suggérer les manifestations les
plus cachées et les plus fines du sentiment amoureux.
L'auteur déclare ainsi « avoir guetté dans le cœur humain
toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer.
» Dans Le Jeu de l'amour et du
hasard, pièce créée le 23 janvier 1730, Silvia étant inquiète de son prochain mariage avec Dorante, jeune homme
qu'on lui destine et qu'elle ne connaît pas, elle obtient de son père, Monsieur Orgon, la permission d'échanger de
costume et de rôle avec Lisette, sa femme de chambre, afin de mieux observer son prétendant.
Or, Dorante, animé
du même dessein, arrive déguisé sous l'apparence de son valet Bourguignon.
Informé de ce déguisement par une
lettre du père de Dorante, monsieur Orgon en informe à son tour son fils Mario, le frère de Silvia, et ce dernier se
prend alors à rêver du beau divertissement que leur fournira cette aventure : Peut-être que Dorante prendra du
goût pour ma sœur, toute soubrette qu'elle sera, et cela serait charmant pour elle ? » (Acte O, scène 4).
Inversement, Silvia tombera peut-être amoureuse de Dorante en dépit de son habit de domestique.
Dans les deux
cas, l'amour devra vaincre l'obstacle de la différence sociale supposée.
Lors de la scène 6, qui est la première scène de rencontre des deux jeunes gens en présence de Monsieur
Orgon et de Mario, ces derniers rappellent les conventions du genre : le valet et la suivante sont censé mener une.
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