Le journaliste doit-il tout dire ?
Extrait du document
«
Faut-il toujours dire la vérité ? La question est posée depuis longtemps, sans qu'aucune réponse tranchée - positive
ou négative - ait jamais pu être donnée ; on obtient en général des réponses « normandes » : ça dépend, dira le
médecin confronté à la révélation d'une maladie incurable à son patient, - cela dépend en effet des circonstances,
de la psychologie du malade, de son entourage familial, amical.
Depuis longtemps aussi, la question se pose au
journaliste : celui-ci peut-il se permettre de tout dire ? Pour Jean Lacouture, auteur d'un article publié en 1990 dans
le Courrier de l'UNESCO, la réponse est claire : non.
Il peut dire, certes, « rien que la vérité » - c'est le « minimum »
pour un professionnel de l'information, en principe « vraie » - mais « toute » la vérité, comment cela serait-il
possible, et, qui plus est, souhaitable ? D'autres journalistes, plus résolument « modernes », sont persuadés du
contraire : qui a raison ? Nous verrons les arguments en faveur de cette thèse, puis tenterons d'analyser les
circonstances où s'impose l'autocensure.
Encore faudra-t-il distinguer les cas où elle est le résultat de « tractations
douteuses », et ceux, plus nobles, où elle émane seulement de la conscience du journaliste.
Notre époque, chacun le sait, vit sous le règne (certains parlent de la dictature) des « médias » .
Le journaliste
devient une sorte de héros des temps modernes : homme d'action, sans peur et sans reproche (interprété au
cinéma par Robert Redford), il est une sorte de chevalier d'aujourd'hui, un Lancelot, un Perceval plutôt en quête du
Graal : la Vérité, pure et dure, que seul ce dur et pur héros peut prétendre atteindre.
Mais si le Chevalier d'autrefois
se battait pour son Roi (et accessoirement pour sa Dame), notre moderne grand homme est au service d'un prince
plus exigeant peut-être, et multiforme, - l'opinion publique à laquelle on a fait croire, à tort ou à raison, qu'elle
devait être informée - condition première, dit-on, de toute authentique démocratie -, que devenue adulte enfin, elle
avait l'âge désormais de tout savoir, y compris les vérités laides, blessantes, dérangeantes.
Noble projet certes.
Mais qu'en est-il exactement ?
Que la démocratie exige une presse libre, qui le nierait ? Là où la presse - ses journalistes, sa libre expression - est
bafouée, ne règne sûrement pas une douce atmosphère de bien-être ; la police y est souvent mieux organisée que
le service de ravitaillement de la population.
Que la démocratie exige que le citoyen sache tout sur ceux pour qui il
est périodiquement invité à voter, qui le contesterait ? Mieux encore, pourquoi ne connaîtrait-il pas non plus la
vérité MU tous ceux qui exercent sur lui un pouvoir (et pour lesquels directement du moins, il n'est jamais amené à
se prononcer par voie électorale) : gens d'affaires, banquiers, chefs d'entreprise, vedettes du cinéma, les médias,
sportifs ; et, pourquoi pas journalistes ?
Aussi, comme le fait remarquer Jean Lacouture, voit-on fleurir une nouvelle espèce de journalistes, dits «
d'investigation ».
Certains d'entre eux, par désir d'informer avec le plus d'objectivité et surtout le plus complètement
- possible, leurs lecteurs (auditeurs, téléspectateurs) vont parfois risquer leur vie, sont parfois torturés,
emprisonnés quelque part au Liban ou en Afghanistan.
Fidèles à leur fonction première, celle de témoins, ils
n'hésitent pas à courir des dangers, pour justement voir, entendre une réalité qui, si souvent, se dérobe.
D'autres, adoptant des techniques plus « policières » (mais ce n'est pas nécessairement péjoratif), préfèrent
l'enquête laborieuse, d'abord obscure : ces termites font parfois écrouler des murailles qu'on croyait invulnérables.
Mais les « héros » du Washington Post eurent d'illustres prédécesseurs (qui, avouons-le, « risquaient » plus gros) Voltaire et l'affaire Calas, par exemple, ou Zola et Dreyfus...
Le Watergate est l'Austerlitz des journalistes, le jour de
gloire où David-la-Presse terrasse le Pouvoir - Goliath - Richard Nixon contraint et forcé de démissionner et
d'abandonner, pitoyablement, la présidence.
D'autres, forts de cet illustre précédent, iront dans le même sens.
Depuis longtemps, certains journaux français indépendants, dont un certain « journal satirique paraissant le mercredi
», n'hésitent pas non plus à s'en prendre aux Grands, prétendus, de ce monde, publiant telle feuille d'impôt d'un
ministre qu'on ne croyait pas si pauvre ou telle affaire de diamants, avant d'évoquer, objectivité oblige, d'autres
scandales - bateau pacifiste « explosé » (un mort) ou pots-de-vin, fausses factures, etc.
Tout cela, - si ce « cela
» englobe la pure et stricte vérité - est parfaitement sain, moral et démocratique.
A condition aussi, bien sûr, que le
lecteur n'en tire pas la conclusion que décidément tout est pourri en démocratie, oubliant un peu vite qu'ailleurs
(dans les dictatures), s'il n'y a pas « d'affaires », ce n'est pas le pur angélisme des dirigeants qui en est cause, mais
le bâillon qui empêche de parler ceux qui voudraient dénoncer des injustices ou monstruosités du même type, ou
pires encore.
Outre ce risque (non négligeable) - et celui de voir succéder à Nixon Gerald Ford, ce qui n'est pas
nécessairement un progrès...
- il y en a un autre : car les journalistes d'aujourd'hui ne servent pas seulement, noble
dessein, la « cause du peuple » ils servent aussi la leur, et courtisent d'autres Dames devenues envahissantes l'Audience, le Succès, la Gloire - les Puissances d'Argent pour tout dire.
Ainsi, le Journaliste, au service de la Vérité, la met parfois à son propre service, au service, par exemple, de sa
carrière : pour cela, il arrive qu'il lui vole la vedette ; tel journaliste de la télévision devient plus célèbre que les
personnalités dont il est chargé d'accoucher les vérités...
Dans ces conditions, bien sûr, tout dire -ou tout faire dire
- peut devenir abusif, si, au désir légitime d'éclairer l'opinion publique, se substitue le moins légitime orgueil de
réussir un scoop ou de se faire un nom, fût-ce aux dépens d'un autre.
Mais il n'existe pas de règles déontologiques
strictes, nous rappelle Jean Lacouture, là est le problème : chacun suit sa conscience.
Mais s'il n'en a pas ?
Faut-il, par exemple, « tout dire » avant d'avoir vérifié que ce « tout » était vrai ? Faut-il, pour être le premier à
livrer des images cruelles en pâture, accepter sans hésiter les bobards du charnier de Timisoara, par exemple - tout
dire, est-ce reproduire une vérité officielle (dont on n'a pas eu le temps de voir qu'elle s'était juste substituée à la
précédente...) ; le plus grave est que la machination éventée - le vrai chiffre des morts dues à la répression fasse si
pâle figure alors qu'il est - même réduit » - inadmissible...
Faut-il, sous le prétexte qu'outre « tout dire » il faut « tout montrer », passer au journal de vingt heures à la
télévision (ou dans certains journaux, des photos chocs) des images épouvantables de petite fille agonisant dans la
boue, ou de blessés déchiquetés après une catastrophe naturelle ou « humaine » (attentat, accidents, etc.).
Ces
images, soit, sont « vraies » : admettons-le (certaines en outre sont peut-être fabriquées, comme ces « femmes du.
»
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