Léopold Sédar Senghor
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Léopold Sédar Senghor
L'homme “ tout d'une pièce ” peut être rassurant ; il est rarement véridique.
Plus d'un, dans le cas de Léopold Sédar Senghor, est
décontenancé par sa dualité, et s'obstine à ne prendre en considération qu'une de ses faces, peut-être en mémoire de l'ostracisme
platonicien qui bannissait le poète de la Cité.
Et pourtant, l'évidence est là, qui nous interdit de dissocier les activités d'un homme qui
appartient à l'histoire autant qu'à la littérature.
Il est né sous le régime colonial, à Joal-la-Portugaise, petite oasis côtière située à une centaine de kilomètres au sud de Dakar.
De race
“ sérère ”, élevé parmi deux douzaines de frères et de sœurs, il acquiert à ce commerce le sens du groupe et de la vie en commun.
De
son père, riche négociant, il tiendra le goût des études pratiques et de l'autorité ; de sa lignée maternelle, celui des légendes, de la vie
pastorale et de la rêverie sous les constellations.
Dans un pays en majorité animiste et musulman, la famille pratique le catholicisme ; élevé par les pères du Saint-Esprit, l'enfant
découvre sous leur direction les prestiges du langage et la dignité du travail manuel enseignement qui le marquera lorsqu'à son tour il
aura pris place parmi les maîtres.
Poursuivant ses études à Paris, où il prit goût aux choses de l'esprit, il fut reçu en 1933, le premier
du continent africain, au concours d'agrégation.
On connaît la suite : professeur de grammaire dans les lycées de la métropole,
prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale, député à la Libération, membre d'un cabinet ministériel et, au terme d'une ascension
continue, président de la jeune République du Sénégal.
Tous les thèmes de l'œuvre se trouvent inscrits dans cette destinée linéaire, et avant tout cette notion de “ négritude ” dont le nom
apparut pour la première fois dans “ l'Étudiant noir ”, publication qu'il dirigeait au Quartier latin avec son ami martiniquais Aimé
Césaire.
Le monde noir, tenu depuis des siècles en état de sujétion, a pris conscience de sa personnalité et s'affirme en tant que force
spécifique.
Le Nègre, qu'il soit d'Afrique, des Etats-Unis, des Antilles ou du Brésil, est homme de la Nature, avec laquelle il communie
par les sens, ce qui le préserve de la part d'inhumain que comportent la civilisation mécaniste et l'abstraction des idéologues.
Cette
primauté du sensible n'est nullement incompatible avec la spiritualité : l'Africain pratique une religion agraire dont les manifestationssacrifices, dons de prémices, rites d'initiation ont plus d'un trait commun avec la tradition biblique.
L'émotion, nerf moteur de ce
faisceau de forces, a sa source dans le “ rythme ”, un rythme épars dans la couleur, dans les éléments, dans l'univers des formes et,
primordialement, dans l'accouplement de la musique et de la danse ; d'où vient que l'Africain grégaire tend d'instinct vers le social, et
que son art, lorsqu'il se manifeste, est un art “ engagé ”.
Léopold Sédar Senghor entend prouver le mouvement en marchant.
On sera frappé par sa rigueur de chevalier de l'idée fixe le jour où
seront rassemblés les discours, allocutions et conférences qu'il a adressés à profusion aux auditoires les plus divers, tant à Paris qu'au
Sénégal, à New York comme à Rome, à Strasbourg et à Bruxelles, augmentés des préfaces et essais dans lesquels il a martelé, tel le
forgeron de brousse, personnage investi de pouvoirs sacrés, le thème de ses doubles amours : ainsi des pages sur Pierre Teilhard de
Chardin et la politique africaine, dans lesquelles il nous propose une union dialectique de la foi religieuse et de la conviction marxiste.
Illustrateur exemplaire de sa propre pensée, qui toujours procède par couples d'où son classicisme et son équilibre c'est au poème
qu'avant tout il a demandé de configurer son univers affectif et mental.
Si son Anthologie de la Poésie nègre et malgache (1948), que
Jean-Paul Sartre fit précéder des pages de son Orphée Noir, sacrifie à l'éclectisme, il se met à nu dans la suite de ses recueils : Chants
d'Ombre (1945), Hosties Noires (1948), Ethiopiques (1956), Nocturnes (1961).
Homme de tradition, qui entend ne rien renier du legs
des Ancêtres, il chante le “ totem ” protecteur, les masques qui assurent la médiation entre l'occulte et le visible, le “ sang païen ” qui
ne cesse de couler dans ses veines ; mais en même temps il proclame très haut son appartenance à la religion du Christ.
Qu'il suscite
l'image des processions sous les palmes au chant du Tantum ergo, ou qu'il invoque les vertus théologales et la Paix désirable, le tour
de ses poèmes est celui de la prière, leur accent, celui d'une liturgie au déroulement grégorien.
Nul n'est plus subtil et raffiné que cet auteur en qui se marient les lumières du philologue, du grammairien, du musicien, du tribun, du
diplomate et du chef d'État ; c'est cependant à l'élémentaire que revient toujours le poète issu d'une race laborieuse, ce jardinier du
langage pour qui n'ont aucun secret la culture de l'arachide et le rôle des racines fertilisantes des pays secs : “ Je ressuscite mes vertus
terriennes ”, vertus qui lui font éprouver, égale et commune à tous ceux qui se penchent vers le sol, la fraternité universelle :
J'ai choisi mon peuple noir, mon peuple paysan, toute la race paysanne par le monde.
Il est un érotisme africain que la malveillance hypertrophie ; en fait, si l'on en juge d'après les poèmes de Senghor, le désir charnel
peut faire bon ménage avec une expression d'une décence toute hellénique, qui chez lui s'épure jusqu'à ce ton des “ cours d'amour ”
qui dériva jadis de l'Orient méditerranéen jusqu'à l'Afrique intérieure.
S'il a célébré l'attirance de la femme noire et les séductions de la
“ signare ”, il a tressé de lyriques couronnes à la princesse de Belborg, héritière des Vikings : encore une fausse opposition, une
réduction des contraires à l'unité.
Il y eut enfin, sous la plume de l'apôtre de la négritude le poème dramatique de Chaka en fait foi une phase militante jusqu'à
l'agressivité ; après quoi, les épreuves de la guerre ayant fondu les antinomies au creuset des souffrances communes, le poète s'est
senti indissolublement lié, par le cœur autant que par l'esprit, à la nation d'Europe dont il parle la langue avec son accent propre (et non
sans l'enrichir de néologismes savoureux), mais par laquelle il accède à l'universel, la vraie patrie où il trouve un air respirable.
Il ne
cesse depuis lors de revendiquer ce “ métissage culturel ” qui lui confère une position originale de témoin et d'acteur sur la ligne de
crête de deux civilisations.
Au génie nègre il a demandé l'esprit de communion et la joie qui vivifient ; à la tradition de l'Occident européen la rigueur et le choix,
qui lui ont fait élire pour intercesseurs un Péguy, un C laudel et un Saint-John Perse, maîtres d'un ton sacramentel et d'un rythme libéré
qui sont la voix même de l'Afrique.
Pour opérer ce parfait amalgame de son ardeur native et de la lucidité française, il n'a eu d'autre
talisman, avec la passion de la vie totale, qu'un goût tout charnel des choses de l'esprit..
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