Les plus désespérés sont les chants les plus beaux./Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots écrit Alfred de Musset (1810-1857) dans sa Nuit de mai. Commentez et discutez cette affirmation en vous appuyant sur le corpus et sur les poèmes que vous connaissez. Pensez-vous que le poète soit condamné à l'incompréhension et que la source de la poésie se trouve le plus souvent dans la souffrance ?
Extrait du document
«
Introduction.
Depuis le romantisme, non seulement bien des oeuvres poétiques sont consacrées à la souffrance, mais encore beaucoup de poètes vont
jusqu'à croire qu'elle est par excellence la source de l'inspiration : « Les plus désespérés sont les chants les plus beaux Et j'en sais
d'immortels qui sont de purs sanglots.
»
I.
La théorie romantique de la souffrance, notamment chez Musset.
1.
D'abord un problème de culture, ou plutôt d e réaction contre cette culture.
Musset souffre — comme les autres romantiques — de
l'insincérité de la lyrique néo-classique du XVIIIe siècle.
Il l'attaque indirectement dans La Nuit de Mai, où, à propos d e l'allégorie du
pélican et des souffrances des poètes, il écrit : « Ce n'est pas un spectacle à dilater le coeur »; en d'autres termes, la poésie n'est pas un
amusement, elle est charnelle et sanglante.
2.
Ensuite un problème moral et religieux.
Pour Musset la souffrance est essentiellement une purification.
Cette théorie, très importante
dans la pensée romantique, a été mise au point notamment par Joseph de Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg, 1821) et de Bonald :
reprenant et majorant l'idée chrétienne suivant laquelle la souffrance est une expiation des péchés, ces penseurs vont jusqu'à soutenir
qu'elle est indispensable dans une société, puisqu'elle purifie celle-ci des fautes collectives et particulières.
Le Bourreau est le personnage
sacré par excellence, puisqu'il contribue à cette mission divine de purification.
Le poète est dans une situation analogue : il est à la fois
son bourreau et sa victime, il est une sorte de « bouc émissaire », choisi par Dieu pour souffrir, et ainsi pour expier les fautes des autres
hommes.
Il est donc en quelque sorte « maudit », mais Dieu lui réserve, en échange de son sacrifice, un sort privilégié.
Du reste, son
martyre n'est que l'envers de sa pitié pour ses frères.
On reconnaît là des idées qui seront reprises par Baudelaire, notamment dans le
poème intitulé Bénédiction.
3.
Enfin un problème d'esthétique.
Si « les chants désespérés sont les chants les plus beaux », c'est parce qu'ils sont ceux qui viennent le
plus directement du coeur.
Or le poète, qui est poète surtout à cause de sa souffrance, crée directement avec son coeur; le coeur est donc
à la fois créateur et organe de souffrance :
« Ah! Frappe-toi le coeur! C'est là qu'est le génie! C'est là qu'est la pitié, la souffrance et l'amour.
» (Musset, A mon ami Edouard .)
II.
Valeur générale de la thèse de Musset.
Malgré son caractère un peu démodé, ce point de vue de Musset n'en est pas moins riche de perspectives authentiquement poétiques.
1.
Les chocs révélateurs de la souffrance.
Psychologiquement, il est certain que la souffrance provoque un choc qui mène souvent les
écrivains à la limite d'eux-mêmes (voir Hugo, A Villequier; voir Musset lui-même, poète d'envergure encore limitée avant son aventure
avec George Sand, qui devient le grand poète des Nuits, parce que sa maîtresse l'a fait souffrir).
2.
Toute profondeur humaine est douloureuse.
D'autre part, si la poésie lyrique est lumière profonde dans le coeur de l'homme, elle ne
peut qu'être douloureuse.
A un certain degré d'intensité et de profondeur, les sentiments humains sont souvent source de douleur, même
l'amour heureux : voir à c e sujet le b e a u p o è m e d'Aragon (Il n'y a pas d'amour heureux, La Diane française, 1944) : « Il n'y a pas
d'amour qui ne soit à douleur Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri »
3.
La souffrance signe d'inquiétude.
Enfin toute souffrance, s a n s être a priori signe d'intelligence ou d e distinction, est a priori signe
d'inquiétude, signe que le poète n'est pas en accord béat avec le monde, signe qu'il regrette ce qui n'est p a s et pourrait être : par
exemple, la souffrance de Vigny, hanté par le problème du Mal, par le silence de Dieu.
Toute poésie chrétienne est dans une certaine
mesure souffrance, souffrance d'un monde imparfait, de cette « vallée de larmes » où le Christ est souffleté sans cesse par le péché (cf.
la souffrance de Baudelaire, qui est avant tout dégoût du « spectacle ennuyeux de l'immortel péché », Le Voyage).
Si donc la poésie est un regard en profondeur jeté sur l'homme, la souffrance est incontestablement une des sources les plus poétiques.
III.
Nuances et réserves.
Musset est trop absolu.
1.
La nécessité d'un recul.
En admettant que Musset ait raison d'attribuer à la souffrance une valeur inspiratrice, il est à peu près certain
qu'au moment même où on l'éprouve elle n'est pas créatrice.
Il faut au poète un apaisement, un recul :
« Sois sage, ô m a douleur, et tiens-toi plus tranquille », ce mot d e Baudelaire est plus ou moins le mot d e tout poète désireux de
transformer ses sanglots en de purs sanglots.
Diderot va même jusqu'à soutenir que le grand poète n'a pas le temps d'être sensible.
Il
est sûr, en tout cas, que le poète doit prendre un certain recul avec sa blessure : Musset lui-même laisse la sienne se cicatriser avant
d'écrire les Nuits, car, tant qu'il souffre son martyre, il avoue son impuissance :
« ...
le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.
»
Dans certains cas même, c'est en écrivant que l'auteur se libère, de sa peine : écrire, c'est dès lors la supprimer en la mettant au jour,
c'est lui donner la stylisation d'une oeuvre d'art (dans Les Jeunes Filles d e Montherlant, l'écrivain Costals, qui a souffert du fait de
Solange, se libère d'elle en faisant une oeuvre d'art de leur aventure).
2.
Les dangers de la complaisance.
De toute façon la thèse de Musset est dangereuse, car elle ouvre la porte à toutes les complaisances
doloristes, aux génies méconnus, à tous ceux qui considèrent leurs souffrances comme un signe infaillible de distinction.
C'est u n d e s
éléments du « bovarysme ».
La littérature féminine se délecte volontiers de ces raffinements souvent un peu gratuits (Mme de Sévigné,
George Sand, Desbordes-Valmore).
3.
L'inutilité d'un « palmarès ».
Enfin, pourquoi établir une hiérarchie aussi dogmatique? Pourquoi les plus désespérés seraient-ils les plus
beaux? En un sens, comme le dit quelque part Alain, la souffrance est chose facile : il suffit de consentir à descendre la pente.
Plus virils
sont les chants d'espoir : voir Claudel, Péguy {La Petite Espérance), voir encore les écrivains qui, sans être aussi optimistes, mettent leur
coquetterie à présenter allègrement un monde auquel ils ne font pas confiance (Giraudoux).
Conclusion.
Pensée malgré tout un peu romantique au mauvais sens du terme, culte moderne et un peu décadent de la douleur.
L'Antiquité a beau
être souvent pessimiste, elle n'a jamais ce culte de la douleur.
Pour elle être poète, .c'est inspirer aux hommes les grands sentiments
humains..
»
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