L'esprit philosophique du 18e siècle.
Extrait du document
«
Introduction : Nombreux furent les arts cultivés au xviiie siècle ; nombreuses aussi furent les disciplines littéraires.
Cependant, la philosophie compta sans contredit le plus d'adeptes parmi les écrivains du temps.
L'évolution de la littérature et les chemins rebattus des genres traditionnels de la Philosophie du xviie siècle
(métaphysique, psychologie, morale et quelquefois logique) déterminèrent cette science à s'orienter vers de
nouvelles voies, quasi inexplorées.
L'un des philosophes les plus représentatifs de ce siècle si fécond, Diderot, a défini en ces termes la nouvelle forme
de cette philosophie, bien différente de son aînée : « L'esprit philosophique, écrit-il, est un esprit d'observation et
de justesse qui rapporte tout à ses principes.
Mais ce n'est pas l'esprit seul que la philosophie cultive ; c'est un
honnête homme qui veut plaire et se sentir utile ».
Dégager le vrai sens de cette définition, en l'illustrant d'exemples
pris dans ce siècle même, et montrer dans une certaine mesure quelles furent les illusions d'un tel programme, voilà
quel est le but que l'on s'est proposé
I.
L'esprit d'un siècle est un élément fort important de son caractère : l'« esprit philosophique » joua donc au xviiie
siècle un rôle considérable.
Il fut même employé dans des usages différents par nombre de littérateurs ;
Montesquieu intitula son chef-d'œuvre : L'Esprit des lois et Helvétius le sien De l'Esprit.
Très complexe, la définition
de Diderot l'envisage dans une de ses interprétations mais n'en examine point par exemple ce côté de raillerie fine,
de persiflage spirituel qui le caractérisa.
C'est, dit-il, un « esprit d'observation » : en effet, nous voyons au XVIIIe siècle les philosophes s'abaisser sur la
terre et contempler les humains, au lieu du ciel, de l'Infini, de la Création ou des Enfers.
Point de métaphysique ! «
Que peuvent nous faire — à nous, hommes du siècle de Louis XV — les bornes de la prescience divine et de la
liberté humaine, l'existence de Dieu ou l'immortalité de l'âme ? » Point trop de psychologie ! « Ne nous fatiguons plus
à considérer le bon usage de nos passions ! » Non qu'il convienne de les ignorer complètement, mais il est plus
intéressant ou plutôt plus utile d'affirmer son « esprit d'observation » sur terre : ouvrons les yeux tout grands et
remarquons les nombreux abus de toute sorte : institutions politiques et gouvernementales, justice et tribunaux,
finances et impôts, liberté de conscience et bien-aise des peuples méritent d'attirer notre attention.
Du reste, cet esprit d'observation, si précieux, doit être doublé de justesse : il faut savoir se limiter, et ne point se
livrer à des rêves chimériques lorsque l'on observe les abus eux-mêmes excessifs ; que l'inégalité révoltante des
fortunes n'entraîne pas des projets d'égalité absolue ou que l'injustice des guerres dont on est le spectateur
involontaire ne donne pas le jour à des utopies dignes de la « Paix spirituelle » du Club de l'Entresol.
En troisième lieu, il faut que l'on « ramène tout à ses principes » : il faut être constant ; après avoir conçu un plan
pour soi-même, on doit s'y tenir et s'y conserver : c'est une des conséquences de l'esprit de jeunesse.
Et nous voilà
amenés à la partie concrète de cette définition : « La philosophie ne consiste pas seulement en « esprit », son but
est de former un «honnête homme» au sens du XVIIIe siècle.
Chaque époque, chaque langue, chaque société a une
conception particulière de ce mot d'« honnête homme », depuis le « Kalos Kagathos » du Ve siècle athénien jusqu'au
« gentleman » anglais, en passant par celui du xviie siècle français.
Il semble bien, d'après Diderot, que cet « honnête homme »-là soit un philosophe, curieux de tout, homme de salon
et avide de « plaire et de se rendre utile ».
C'est un très noble idéal, qui demande à être précisé : plaire, c'est sans
doute joindre aux profondes qualités de fond les brillantes qualités de surface, telles que bien parler, charmer par
des talents de société aussi nombreux que futiles.
Tous les philosophes du XVIIIe siècle furent hommes de société
et si un Rousseau ou un Buffon restent solitaires, c'est que l'un avait l'élocution difficile et que l'autre méprisait ces
beaux parleurs inutiles.
Mais un Marmontel, par exemple, qui écrivit un ouvrage sur la tolérance, « Belisaire », et qui, par conséquent, se «
rendit utile », représente bien le type du philosophe.
C'est un « honnête homme» ; pour le reste, rien de plus.
« Se rendre utile », demande aussi Diderot aux honnêtes gens et philosophes : qu'entend-il par là ? Pour moi, je
crois qu'il s'est souvenu du précepte d'Horace et qu'il veut que le philosophe, lui aussi, mêle « utile dulci » — l'utile a
l'agréable, mais celle-ci n'est pas une utilité si pénible que l'on soit obligé d'avoir recours à une pilule pour la faire
passer plus agréablement ; c'est l'utilité du temps, la sublime « bienfaisance » inventée, paraît-il, par l'abbé de
Saint-Pierre ; c'est ce qui peut être d'un précieux secours aux hommes, en quelque domaine que ce soit —
observations tendant à supprimer quelques abus pesant sur les hommes —r suggestion encore d'une amélioration du
sort de l'humanité — vastes théories ayant trait à son bonheur.
Tel doit être à peu près cet « honnête homme » cultivant l'esprit philosophique, observateur accompli, plein de
justesse et de pénétration, brillant dans les salons et consacrant sa vie entière au service de l'humanité et au
triomphe de ses idées.
Or, cette définition de Diderot semblerait froide et sèche s'il ne l'avait lui-même animée du souffle bouillant de sa
propre vie, qui s'offre comme l'illustration la plus vivante et la plus exacte : Diderot a été ce philosophe, cet
honnête homme imbu d' «esprit philosophique».
Observateur, Diderot, l'a été toute sa vie en toutes occasions ; il a voyagé, il a lu, il a visité quantité de lieux, dans
un Paris inconnu de ses contemporains ; théoricien, il a rapporté toutes ses observations à ses préceptes ; mais
surtout il s'est rendu utile comme pas un philosophe ne l'a fait, comme peut-être aucun homme n'a pu le faire.
Nature chaude, vive, emportée, Diderot n'agissait pas après de vives réflexions : ses gestes étaient spontanés,
comme ses pensées ; ainsi, qu'il s'agisse de rendre service à l'humanité ou de régaler un ami d'un plaisir de choix, il
le faisait avec la même ardeur, la même promptitude : qu'on en juge par ces quelques lignes :
« Un plaisir qui n'est que pour moi me touche faiblement et dure peu.
C'est pour moi et pour mes amis que je lis, que
je réfléchis, que j'écris, que je médite, que j'entends, que je regarde, que je sens ; je songe sans cesse à leur
bonheur...
Je leur ai consacré l'usage de tous mes sens et de toutes mes facultés...
»
Il en est de même, dans cette âme généreuse, des observassions qu'il fait pour le bonheur de tous les hommes
Il en est de même, dans ce cœur sans rancune, pour ses pires ennemis.
Un jour, raconte sa fille, un jeune homme.
»
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