LETTRE CXXV. USBEK A RHEDI. MONTESQUIEU
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«
INTRODUCTION
Le Persan qui est censé écrire cette lettre n'a pas perdu son temps en visitant notre pays.
C ette ordonnance burlesque est un bon morceau de polémique à la
française, cachant un raisonnement précis sous la fantaisie et le badinage.
I.
IDÉES SÉRIEUSES
Les deux développements contrastés qui la composent sont conduits par une même intention, qui n'est nulle part explicitée : la protestation contre la
politique, inaugurée par Louis XIV , qui fait de l'éclat de la cour un moyen de gouvernement.
Sans être plus explicites, les arguments sur lesquels se fonde
cette protestation se laissent facilement discerner.
Argument économique C 'est d'abord un argument économique.
Le luxe des uns, par le jeu d'impôts mal répartis, appauvrit les autres, et cette inégalité
excessive nuit à la nation.
Faute d'argent, le travail agricole ou industriel est paralysé : « aucune réparation » ne peut plus se faire sur les terres.
Et comment
un artisan « exerçant des travaux mécaniques » renouvellerait-il son outillage s'il peut à peine s'habiller décemment ? Faute d'argent encore, le recrutement
des grands corps de l'État est indirectement menacé : « les magistrats » ne peuvent plus « pourvoir à l'éducation de leurs enfants ».
Argument moral et social A cela s'ajoute un argument
moral et social : pour garder la cour à leur dévotion, les rois sont conduits à tolérer ou à encourager en elle une licence effrénée, à estimer les femmes
d'intrigue autant que les grands serviteurs de l'État, à « entretenir » à vie celles qui se sont illustrées par leur galanterie.
A l'autre bout de l'échelle, les vertus
familiales des honnêtes gens (ou simplement les traditions bourgeoises) risquent d'être battues en brèche : les foyers sont privés de leurs « petites
réjouissances » ; sans dot, on ne peut plus assurer aux jeunes filles quelque bon mariage consolidé par l'accord des familles : certaines courront l'aventure, et
trouveront des maris, mais dans quel milieu ! Et à leur majorité leurs parents devront se résigner à ces alliances mortifiantes.
Argument d'homme sensible Au milieu du texte, enfin, se dresse un argument tout simple.
Ici c'est un homme sensible qui parle, et non plus un notable
engoncé dans la dignité de son milieu.
Les sacrifices demandés au pays auront pour premières victimes ceux qui déjà ne mangent pas à leur faim, les enfants
des familles les plus pauvres.
Voilà des idées sages, d'une sagesse un peu étriquée, mais à quelques détails près pleines de bon sens.
Et c'est précisément ce qui devant un public frivole
peut leur nuire.
Montesquieu connaît ce public, toujours prêt à railler comme le fera le Don Salluste de Victor Hugo :
« Le bel air que celui d'un redresseur d'abus ! Et d'abord ce n'est pas de bonne compagnie...
»
Aussi a-t-il recours à la fantaisie.
Il imagine une ordonnance burlesque.
Ses idées y perdent apparemment de leur poids, mais leur force efficace en sera
décuplée.
II.
LA FANTAISIE AU SERVICE DES IDÉES
Devinette Tout d'abord cette ordonnance est une devinette : cela amuse les esprits légers.
Sous les circonlocutions : « — ils se sont extrêmement élevés pour
regarder sur les épaules les plus hautes Notre Sérénité », « elles sont d'un entretien très difficile » — les lecteurs s'amuseront à reconnaître des types bien
connus : le courtisan qui veut être vu, la coquette vieillie qui perd ses amants et veut garder son train de vie.
A u milieu du texte on devinera la liaison qui se
dissimule derrière le « coq-à-l'âne » : « désirant traiter les suppliants avec bonté...
nous avons ordonné...
que tout laboureur...
retranchera journellement la
cinquième partie du pain ».
Y a-t-il moyen plus élégant d'inviter le lecteur à découvrir lui-même le rôle de l'impôt et l'interdépendance des classes sociales ?
Les lignes suivantes proposent le même exercice : le lecteur sait bien que les autorités n'interdisent pas l'entretien des fermes, le mariage des filles et les
fêtes de famille ; mais il s'avisera que tout se passe comme si elles le faisaient, et que certaines conditions économiques sont aussi contraignantes que des
règlements de police.
Tel est le rôle de l'énigme.
Parodie D'autre part l'ordonnance divertit par son aspect parodique.
Cet acte officiel est, comme il convient, lourd et contourné dans F« exposé des motifs »,
sec et tranchant dans les articles, mais partout disgracieux, partout prêt à verser dans le galimatias : « qui nous ont supplié de faire attention qu'il est notoire
qu'elles sont...
» « lesquelles ont fait jusques ici la plus grande sollicitude du Trône »...
« d'autant que nous demeurons avertis que la plupart des bourgeois de
nos bonnes villes»...
Simple divertissement? Non pas : incitation discrète à chercher des responsables.
Cette ordonnance si conforme aux faits par son
contenu, si présente par sa forme, et à laquelle il ne manque plus que d'être authentique, invite à se demander ce que le pouvoir, dans la réalité, dit et veut : il
ne peut être cynique à ce point.
Serait-il donc assez inepte pour livrer le pays, sans le savoir, à des maux si prévisibles, et pour calculer si mal les
conséquences de sa politique ? En faisant lire, même « pour rire », l'écriture du roi ou de ses commis, Montesquieu rend comme tangible leur responsabilité.
La fiction ouvre les yeux, apprend à regarder la réalité.
Tel est le premier résultat des procédés de Montesquieu, dans le domaine des faits.
On peut suivre le
même jeu dans le domaine des idées et des jugements : il s'appelle alors ironie.
III.
L'IRONIE AU SERVICE DES IDÉES
Montesquieu feint sans cesse d'approuver et de justifier ce dont il entend précisément montrer l'absurdité.
Les défauts des courtisans deviennent des vertus,
leur sordide mendicité un « courage infatigable » : on les loue d'être « immobiles comme des bornes » ou de « rendre la cour célèbre par leurs intrigues ».
En
compensation, les mérites du peuple et ses activités utiles deviennent des tares : « triste et ennuyeuse modestie », « travaux vils et mécaniques ».
Le préjugé démasqué Cette ironie n'est pas un jeu gratuit, elle sert à faire comprendre le mécanisme des préjugés.
C'est un roi qui parle : entre l'artisan
provincial qu'il ne verra jamais et le courtisan qu'il retrouve chaque matin si soucieux de le « regarder », comment tiendrait-il la balance égale ? C e serviteur
si empressé ne doit-il pas lui apparaître, même dans l'intérêt de l'État, comme méritant la « plus grande sollicitude du Trône » et la « bonté » du Maître ?
Montesquieu induit ainsi son lecteur à penser que le mal vient moins de la méchanceté que de l'erreur, et l'erreur moins de la sottise que des préjugés de
classe et de condition.
La faute des grands, rois en tête, est de rester enfermés dans les idées de leur milieu.
Exemple Cette leçon nous est administrée, plus loin dans le texte, par un double contraste : « désirant traiter les suppliants avec bonté (...) tout laboureur
ayant cinq enfants retranchera journellement la cinquième partie du pain qu'il leur donne ».
« Enjoignons aux pères de famille de faire la diminution sur chacun
d'eux, aussi juste que faire se pourra ».
La « bonté » royale, sous ses fleurs de rhétorique, est barbare.
La « justice » royale aussi, malgré sa prétention de
respecter scrupuleusement les droits de chacun, malgré ses chiffres et ses barèmes (celui qu'on nous suggère ici : « cinq enfants », « cinquième partie », est
simplement absurde).
Cette bonté et cette justice sont viciées par le préjugé.
Mais le préjugé, une fois naïvement énoncé, tombe dans le ridicule.
L'écrivain y a pourvu.
Il connaît ses armes.
Toutes les barrières qui aveuglent et faussent
les esprits, il sait que le meilleur moyen de les sauter, et peut-être de les faire sauter, c'est l'éclat de rire.
Tel est le rôle de l'ironie.
CONCLUSION
Ce texte a perdu, quant au contenu, beaucoup de son actualité.
Et quant au charme littéraire, il faut avouer que Voltaire et Montesquieu lui-même ont souvent
eu la moquerie plus légère.
Mais par son inspiration généreuse, son acharnement, sa logique dans l'absurde, cette lettre s'inscrit dans une grande tradition
satirique : Rabelais, Swift, et au théâtre Molière ou Beaumarchais, pour ne parler que des siècles classiques, ont plus de verve et de naturel, mais non pas plus
de fermeté.
Montesquieu ne laisse pas le public se griser d'un mouvement d'humeur : il le pousse subtilement sur la voie de la réflexion..
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