"L'idée de la mort est le ressort des lois, la mère des religions, l'agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l'excitant essentiel de la gloire et des grandes amours, - l'origine d'une quantité de recherches et de méditations." (Valéry)
Extrait du document
«
La condition mortelle de l'homme et la conscience qu'il en a l'invitent à repousser ces limites, ces entraves à son
action.
L'idée de mort, parce qu'elle est inexorable et représente un mystère insondable, ne déclenche pas un
réflexe d'impuissance chez l'homme mais explique au contraire la plupart de ses activités.
Ainsi Valéry, préfaçant le
livre de James Frazer La Peur des morts écrit : « L'idée de la mort est le ressort des lois, la mère des religions,
l'agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l'excitant essentiel de la gloire et des grandes amours, —
l'origine d'une quantité de recherches et de méditations.
» On peut en effet constater combien l'idée de mort
s'affirme présente dans de nombreuses branches de l'activité humaine.
Pourtant il semble que notre société actuelle
tende à se cacher l'existence de la mort et lui substitue d'autres éléments moteurs pour assurer son
fonctionnement.
***
La mort explique et justifie quantité d'activités humaines dans lesquelles l'homme, conscient de sa condition
mortelle, aménage, organise son existence limitée dans le temps.
Il en est ainsi de la pensée religieuse, des
sentiments humains comme la gloire et l'amour et même de certaines organisations juridiques, politiques ou sociales.
La religion et plus généralement le sens du sacré reposent sur la certitude qu'a l'homme de sa mort, certitude
étayée par le spectacle quotidien de la mort des animaux, de ses proches qu'il intériorise dès qu'il atteint un certain
développement psychologique.
Opposant la constatation de cette disparition symbolisée par le cadavre et l'activité
créatrice dont il fait preuve, il crée un monde sacré qui résout la contradiction.
Des êtres plus puissants connaissent
l'immortalité et peuvent parfois la conférer à l'homme, ainsi en est-il des dieux et des demi-dieux de l'Olympe.
La
pensée religieuse, quelle que soit la religion considérée, s'efforce d'une façon ou d'une autre de nier ou d'atténuer
l'idée de mort.
Celle-ci demeure présente, mais apparaît comme un passage vers une autre forme d'existence.
Le
passage est souvent symbolisé par un voyage, sur le Nil pour les Egyptiens, sur le fleuve Styx des Enfers pour les
Anciens.
L'homme se plaît à imaginer des lieux de séjours pour les morts, soit analogues à la vie terrestre (ce qui
explique l'ameublement, la nourriture et l'organisation des tombeaux égyptiens), soit différents (les Enfers de la
mythologie gréco-latine ou les trois lieux de la religion chrétienne, l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis).
La religion
permet de vaincre la mort, soit qu'elle affirme la réincarnation des âmes dans des corps différents (le bouddhisme
par exemple), soit qu'elle promette la résurrection des morts après le Jugement dernier (la religion chrétienne).
A la
notion de mort se lie celle de sanction morale.
Les actions commises pendant la vie, le Bien et le Mal, sont
comptabilisés au Jugement dernier et justifient le séjour attribué au mort dans l'Au-delà : c'est le sens de la pesée
des âmes souvent représentée au tympan des églises.
Les différentes étapes de la réincarnation s'expliquent
également par le degré de pureté atteint par l'individu.
La pensée de la mort permet donc d'expliquer le mécanisme
philosophique de la religion et justifie son expression artistique.
La chrétienté engendre les fresques des danses
macabres (église de La Chaise-Dieu par exemple en Auvergne), les memento mori des tableaux où une tête de mort
rappelle à l'homme sa condition et des statues comme Le Transi de Ligier Richier, un squelette élevant son coeur
vers le ciel.
La mort enfin explique toute la civilisation égyptienne : les tombeaux, les pyramides et leur mobilier
funéraire, les momies et leurs trésors...
L'homme se console donc de sa condition finie en imaginant une forme de vie dans un au-delà.
Cependant, dès que
la notion d'individu prend de la valeur, cette idée valable pour tous ne lui suffit pas.
Il désire laisser un passage de
sa propre existence en tant qu'individu, imprimer sa marque dans le monde des vivants.
Cette nécessité
psychologique est le fondement de l'ambition, de la gloire et même du sentiment amoureux.
On peut en effet penser,
comme Valéry le suggère, que le désir de vaincre la mort en laissant un souvenir palpable de son existence
terrestre, anime les grands hommes quelle que soit la branche d'activité concernée.
Rappelons ici l'étymologie du
mot « monument » qui vient du latin monumentum et signifie d'abord ce qui est destiné à perpétuer le souvenir de
quelqu'un ou de quelque chose.
Le monument peut donc être artistique : les tableaux, les écrits, les édifices sont
rarement collectifs et anonymes à l'exception peut-être des cathédrales conçues comme un ouvrage de foi
directement adressé à Dieu par le peuple des croyants.
Les artistes signent et revendiquent leurs oeuvres qui sont
autant de contestations de la mort.
Ainsi Ronsard espère l'immortalité par ses vers et la confère à celles qu'il a
chantées et aimées...
La volonté d'imprimer sa marque au monde subsiste même quand le sens du sacré ou du moins
d'une religion précise s'efface.
Ainsi, les héros de Malraux agissent sur les événements historiques contemporains (la
guerre d'Espagne par exemple dans L'Espoir) pour se façonner « un anti-destin », selon la formule de l'auteur,
comme les artistes.
La mort exerce donc une véritable fascination sur l'être humain au point qu'il peut la rechercher
comme la preuve d'un absolu, d'une forme de grandeur qu'il provoque et qu'il refuse de subir.
Ainsi peut-on expliquer
l'attrait de certaines civilisations notamment orientales et japonaises pour le suicide (le fameux hara-kiri ou seppuku
des hommes d'honneur comme l'illustre la légende des quarante-sept ronins adaptée à l'écran par le cinéaste
Mizoguchi ou le suicide de l'écrivain contemporain Mishima, la mort des kamikazes ou la noyade volontaire des
amants).
Amour et mort sont en effet souvent liés.
Denis de Rougemont dans son essai L'Amour et l'Occident
explique que l'Occident a une prédilection pour l'amour-passion impossible qui se nourrit des entraves de l'amour et
pousse les amants vers la mort.
Le mythe constitutif est celui de Tristan et Iseut, continué par Roméo et Juliette,
West Sicle Story ou le dénouement de La Chartreuse de Parme.
Il semble en effet que l'amour-passion manque d'une
dimension essentielle quand il s'étiole dans la durée comme le suggère la fin mélancolique de L'Education
sentimentale où Mme Arnoux vieillie rend visite à Frédéric...
L'idée de mort est également présente, bien que moins accusée, dans l'organisation politique, sociale et législative.
L'ambition du chef politique, du militaire et même du législateur, peut en effet se comprendre comme une volonté
personnelle de laisser une trace et comme une tentative pour léguer une organisation collective qui subsiste au-delà
des morts individuelles.
La quasi-pérennité de la loi défie la mort : le législateur impose à la société, au-delà des
individus mortels qui la composent, un fonctionnement plus durable qui ne se mesure pas à l'échelle humaine.
La mort qu'elle soit crainte, refusée ou recherchée, semble donc à l'origine de nombreuses conduites humaines
philosophiques, psychologiques ou politiques.
Cette primauté de la mort pourtant caractérise plus certaines époques.
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