L'oeuvre de Vigny correspond-elle à cette définition de Sully Prudhomme: Il me semble qu'il n'y a dans le domaine de la pensée rien de si haut et de si profond à qui le poéte n'ait mission d'intéresser le coeur ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
La poésie didactique est fondée, prétend-on parfois, sur une gageure : et l'on s'ingénie à distinguer, dans l'oeuvre
de Lucrèce, de Virgile ou de Jean de Meung, les pages proprement littéraires et les développements philosophiques.
Or ces écrivains ont revendiqué le droit d'être à la fois des penseurs et des poètes authentiques ; certains
considèrent même les thèmes qu'ils ont choisis comme la meilleure source d'inspiration : c'est le point de vue que
Sully Prudhomme défendait en ces termes : « Il me semble qu'il n'y a dans le domaine de la pensée rien de si haut et
de si profond à qui le poète n'ait mission d'intéresser le coeur.
» Alfred de Vigny, répugnant aux confidences du
lyrisme personnel, a voulu soulever dans ses vers les grands problèmes de la condition humaine et servir de guide à
ses lecteurs.
A-t-il pour autant sacrifié la résonance poétique de son oeuvre ?
I.
LE PEINTRE DE LA CONDITION HUMAINE
Les thèmes traités dans les Poèmes Antiques et modernes et dans les Destinées rejoignent ceux du lyrisme
traditionnel, qui ont inspiré Lamartine dans les Méditations.
Mais le point de vue est différent : la nature, l'amour, la
religion ne sont plus envisagés sous l'angle des sentiments, ils nous montrent l'homme aux prises avec sa condition
terrestre, avec lui-même, avec son destin.
Ronsard déjà, avec tous les poètes élégiaques, déplorait que la vie humaine fût si éphémère, et enviait à la nature
sa pérennité.
Mais Vigny puise bien autre chose dans ce contraste qu'une émotion délicatement nostalgique : il
constate amèrement, dans La Maison du Berger, que l'homme est seul, qu'il ne saurait trouver un refuge autre
qu'imaginaire.
Aussi prête-t-il à la nature une indifférence glacée :
« ...
Je suis l'impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs...
»
« On me dit une mère et je suis une tombe.
»
Rejeté par un univers hostile, l'homme n'a même pas su se créer un monde à sa mesure.
Éva, pour trouver le
bonheur, devra fuir la société, les « cités serviles », ce bagne où le galérien voit:
« ...
sur son épaule nue
La lettre sociale écrite avec le fer.
»
Il n'y a plus d'espoir dans ce royaume du « poison des mensonges » et des « marchands jaloux ».
L'homme aux prises Plus précise et plus profonde que celle des autres poètes romantiques, la malédiction que
Vigny lance contre la société se retourne contre l'homme lui-même : sur le plan individuel, que pouvons-nous
espérer ? Nos sentiments nous fuient, l'amour avilit ses victimes : dans la Colère de Samson, Dalila incarne la
perfidie, la séduction lascive ; l'homme engourdi par la tendresse se laisse vaincre.
Pessimiste et méprisant, Vigny
dépouille la passion d'un charme qu'il juge illusoire, voire dangereux, lorsqu'il détourne l'homme de la pensée.
Il est
vrai que sur ce plan aussi l'échec sanctionne les tentatives humaines, et cette douloureuse expérience inspire au
poète, dans La Flûte, un vers désespéré :
« Tout homme a vu le mur qui borne son esprit.
»
L'homme et la religion Pascal, par des analyses similaires, entraînait son lecteur vers la religion.
Les poètes
romantiques éprouvaient la valeur consolante de la foi.
Vigny ne se satisfait pas de sentiments, et pose le problème
de la liberté.
Il rappelle dans les Destinées le fatalisme antique, le sort douloureux d'une humanité qui se croyait le
jouet de l'arbitraire divin ; mais la venue du Christ ne semble pas avoir allégé le poids de la « sombre Légion ».
Poussant plus loin la réflexion, Vigny aboutit dans le Mont des Oliviers à une constatation désespérée : le Christ a
été abandonné, l'homme est abandonné.
Chacun des textes que nous avons évoqués traite ainsi d'un thème déterminé, et nous y reconnaissons les grandes
questions que débattent moralistes et métaphysiciens.
II.
LE GUIDE
Mais le poète ne s'en tient pas à une prise de conscience passive du drame qui se joue autour de lui.
Il tente
d'assumer le rôle éminent que tant d'écrivains se sont octroyé : comme le Moïse des Poèmes antiques et modernes,
il sera l'un des guides de l'humanité.
La sympathie Maîtrisant sa fierté de gentilhomme et d'homme de lettres, il compatit à toutes les souffrances et se
consacre délibérément à l'humanité, proclamant à la face de la Nature :
« J'aime la majesté des souffrances humaines.
»
Cette sympathie totale se manifeste en particulier dans La Flûte : sous le voile un peu irritant d'un ton paterne se
cache une tendresse sincère à l'égard de ceux que la vie a vaincus..
»
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