Louise LABÉ: Je vis, je meurs...
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«
Je vis, je meurs: je me brûle et me noie,
J'ai chaud extrême en endurant froidure;
La vie m'est et trop molle et trop dure,
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout en un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure,
Mon bien s'en va, et à jamais il dure,
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être en haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Louise LABÉ
Le sonnet de Louise Labé : « Je vis, je meurs.,.
», composé en 1555, s'inscrit dans une tradition poétique qui célèbre
l'amour tout en décrivant les tourments qu'il fait endurer à celui ou celle qu'il possède.
Mais le mot « tourments » est
ici bien insuffisant pour choquer la variété des émotions ressenties par le poète.
L'amour l'investit et lui fait perdre tous
repères.
Il triomphe de sa raison et son pouvoir paraît sans limites.
La seule défense que le poète puisse opposer au
désordre de l'amour semble bien l'écriture elle-même qui, en quatorze décasyllabes, ordonne la confusion de l'esprit et
des sens.
L'amour de la Belle Cordière — c'est ainsi qu'on surnommait Louise Labé — est d'abord une expérience de l'émotion.
Non
pas une émotion unique que l'on pourrait résumer en un mot.
Amour se décline au pluriel.
Pluriel de la sensation et du
sentiment dont il parcourt toute la gamme.
Et s'il engage l'être tout entier, c'est d'abord à travers le corps soumis aux
éléments : l'amour-feu, l'amour-flot embrase et engloutit, fait connaître simultanément le chaud et le froid : « je me
brûle » (v.
1), « J'ai chaud » (v.
2), « et me noie » (v.
1), « en endurant froidure » (v, 2).
À ces premières atteintes s'ajoutent, selon un procédé d'accumulation, de nouvelles sensations tactiles ou visuelles :
« La vie m'est et trop molle et trop dure » (v.
3) ; « je sèche et je verdoie » (v.
8).
Il est clair que cette dernière image permet de glisser de la sensation au sentiment, du physique au moral étroitement
« entremêlés » par la structure des deux quatrains et par la succession des propositions indépendantes qui les
composent : « je verdoie » (v.
8) évoque métaphoriquement la joie de l'amour dans laquelle l'être s'épanouit comme
une plante, alors que « je sèche » (v.
8) suggère les peines endurées par celle qui aime.
On retrouve d'ailleurs, tout au long du poème, cette dualité du sentiment amoureux et l'on peut ordonner en deux
séries antithétiques le lexique des émotions exprimées par Louise Labé : « ennuis » (v.
4), « je larmoie » (v.
5), «
tourment » (v, 6), « douleur » (v.
10), « malheur » (v.
14) / « joie » (v, 4), « je ris » (v.
5), « plaisir » (v.
6), « hors
de peine » (v.
11), « désiré heur » (v.
13).
Mais ce qui étonne est moins la contradiction de sensations et de sentiments que leur réunion dans un même vers ou
dans deux vers successifs.
En ce sens la figure des émotions serait plutôt ici l'oxymore, l'association des contraires
renforcée par des effets de symétrie (v, 1/v.
2) ou de chiasme comme celui des vers 6 et 7 (plaisir-tourment) : « Mon
bien s'en va » (tourment) - « à jamais il dure » (plaisir).
Le poète suggère ainsi admirablement le désordre de l'amour, la confusion des sens qu'il suscite.
À l'instant où il
s'empare de nous, le plaisir est une souffrance.
Cette fusion des contraires est réalisée par une grande variété de
tours grammaticaux :
— la juxtaposition : « Je vis, je meurs » (v.
1) ;
— la coordination : « je me brûle et me noie » (v.
1) ;
— l'expansion du nom : « grands ennuis entremêlés de joie » (v.4);
— la subordination enfin dans les deux phrases complexes qui composent les tercets (v.
9-11 et 12-14).
En portant des émotions contradictoires à leur paroxysme, l'amour devient une expérience des limites de l'être.
Il ne
connaît pas de terme moyen.
Il conduit à l'extrême de la joie (« je ris », v.
5) et tout ensemble au désespoir (« je
larmoie », v.
5).
Les adjectifs (« grands », v.
4; « extrême », v.2; « maint », v.
6), l'adverbe (« trop », v.
3), le
comparatif (« plus de », v.
10) traduisent ce caractère hyperbolique de la passion amoureuse.
La vie elle-même est en
jeu : à sa chaleur se mêle le froid de la mort (v.
1).
L'amour fait ainsi vaciller l'être en se jouant de sa durée.
Il entre dans l'âme par surprise : « tout à un coup » (v.
5), et
l'on ne peut ensuite le maîtriser.
S'il rend incertain, c'est qu'il est inconstant (v.
9).
Il entraîne l'être, selon une image
spatiale, du haut (v.
13) vers le bas (v.
14), c'est-à-dire du présent vers le passé (« en mon premier malheur », v.
14)
dans une totale déroute du temps.
Il mêle les saisons en un instant : floraison et sécheresse, printemps et été (« je
sèche et je verdoie », v.
8).
En subordonnant l'être à sa propre durée (cf.
les subordonnées temporelles des tercets),
l'amour le dépossède de lui-même.
Il se joue ainsi de la raison du sujet amoureux en mêlant ce que d'habitude elle sépare.
Non seulement il confond les
sensations et les sentiments les plus contradictoires mais encore les éléments naturels (l'eau et le feu, v.
1), l'instant
et l'éternité (« Tout à un coup »/« à jamais », v.
5 et 7), la vie et la mort (v.
1).
L'amour détruit dès lors toute certitude et toute tentative pour atteindre la conscience de ses propres sentiments :
« Puis quand je crois ma joie être certaine (...).
»
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