Madame de La Fayette
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Madame de La Fayette
Par le même besoin de variété qui, dans la vie, lui faisait parfois désirer d'être à la place d'autrui “ quand ce ne serait que pour
changer ”, Mme de La Fayette, dans son œuvre, va comme en se jouant d'un genre à un autre.
Parfois elle revient sur ses pas.
En
1622, sa Princesse de Montpensier est aussitôt, entre roman et nouvelle, le triomphe du récit bref et six ans plus tard elle s'amuse à
cette longue Zayde à tiroirs.
Mais elle ne peut faire qu'un ce ces tiroirs ne contienne une nouvelle exemplaire où, par surcroît, peignant
la jalousie, l'obsession par la jalousie, elle a l'audace de montrer un amoureux jaloux d'un mort.
Car pour elle l'amour, peu séparable
de l'inconstance, est toujours inséparable de la jalousie.
Le dialogue, dans son œuvre, est entre l'amour et la jalousie.
Jaloux, M.
de
Montpensier et M.
de Tende.
M.
de Clèves ne mourrait pas de n'être pas aimé.
Il meurt d'imaginer les nuits que Mme de Clèves a pu
passer avec un autre, il meurt de jalousie.
Et la peur des tourments de la jalousie retire à jamais Mme de Clèves à M.
de Nemours.
On ne sait si la Comtesse de fende retrouvée dans les papiers de l'auteur, et qu'on néglige trop, a précédé ou suivi La Princesse de
Clèves (1678).
Mais il faut saluer dans cette vingtaine de pages un chef-d'œuvre du raccourci et du resserrement.
Une technique neuve
y transpose la psychologie en actes.
Au temps comme illimité qui est celui du roman en est substitué un autre rapide, violent, où des
réalités physiques sont lisibles, un temps de crise comme l'est le temps tragique.
La créatrice de la nouvelle moderne est aussi la mémorialiste, de Madame ou de la Cour.
Mais créatrice surtout lorsque son œuvre
marque le moment décisif du roman français, dégage le vrai roman du roman d'aventures et de la chronique.
Par La Princesse de
Clèves, l'intérêt passe de l'événement extérieur à l'événement intérieur.
L'histoire est profonde et elle a son lieu dans les âmes.
Certes, une grande place est faite à la société, ce qui permet, au reste, l'agrément exquis des jeux, des parures et des pierreries.
La
société entoure, selon une nécessité propre au roman, les deux, les trois humains qui aiment, chacun pris en elle est isolé au milieu
d'elle dans l'univers clos de son amour.
Elle fait pression sur leur destin, favorisant ou contrariant leur passion, attisant dans leurs
cœurs l'inquiétude, les doutes ou l'espoir.
Ils désirent se maîtriser, mais elle les y aide par le décorum qu'elle leur impose, en même
temps qu'elle redouble l'intensité du sentiment par l'obligation de le cacher.
Pourtant elle est si impuissante contre un romanesque de
la liberté interne, désormais soustraite aux hasards de l'existence, que les héros échappent spontanément aux prescriptions et aux
codes les plus impérieux de l'usage : la confession que Mme de Clèves fait à son mari de l'inclination qui l'entraîne vers un autre
sembla extravagante aux premiers lecteurs et les scandalisa ; M.
de Clèves ne pense pas un instant au duel qui le vengerait d'un rival.
Leur liberté à tous deux est de faire cela seul que leur commande une loi qui est en eux seuls.
Rien ne contraint Mme de Clèves à
parler rien qu'elle-même.
Elle obéit à une exigence où l'amour et l'honneur ne se divisent plus, à un besoin de clarté totale.
L'amour
qu'il était facile de taire, il lui faut le révéler, parce qu'elle proclame ainsi qu'il est en elle la vérité imprescriptible et parce que le laisser
paraître est s'interdire d'y succomber.
Le roman n'appartient plus au monde du dehors mais à un monde intime et central.
La société
est là pour être abolie.
Telle est à mon sens la véritable raison du préambule “ si long ”, et sur lequel Stendhal a tant rêvé et réfléchi,
de la “ divine princesse de Clèves ”, comme il disait.
Tous ces personnages royaux et seigneuriaux, et les intrigues où ils s'emmêlent,
peu à peu s'effacent tandis que les héros s'enferment plus inéluctablement dans leurs propres et secrètes violences.
Même ceux qui
touchent de plus près au couple qui devrait être et qui ne sera jamais, quittent la scène pour toujours, la mère de Mme de Clèves dés
la première partie, et M.
de Clèves dans la dernière.
Il ne reste enfin que cet homme et cette femme faits pour se joindre et l'instant
d'une rencontre suivie d'une séparation éternelle.
Si parfaite devient la solitude, que Mme de Clèves emplit seule les dernières lignes
du livre, avant que la mort ne laisse plus d'elle qu'un exemple.
Ce n'est pas que Mme de La Fayette n'ait mis encore son originalité à faire vivre d'autres acteurs, une mère comme nos lettres n'en
avaient pas encore connue ; les mal-aimés, les non-aimés, le comte de Chabannes dans la Princesse de Montpensier, M.
de Clèves, le
mari, mille fois plus personnel et de plus rare qualité que ce Nemours incapable de ne pas bavarder sur le plus cher secret et dont le
temps et l'absence Finissent, comme il est naturel chez les hommes, par ralentir la douleur et la passion.
Mais un sujet s'est imposé à
Mme de La Fayette et pourrait donner leur titre à presque tous ses livres : la tentation d'une honnête femme.
A cette tentation, Mme de
Clèves oppose les traits mêmes qu'elle a en commun avec Mme de La Fayette.
La raison par quoi elle reste maîtresse de ses actes, si,
pas plus que personne, elle n'a pu l'être des mouvements de son cœur.
La vérité qui lui dicte non seulement l'aveu à M.
de Clèves,
mais les paroles irrémédiables qui signifieront à M.
de Nemours l'amour et le refus tout ensemble.
Cette dernière scène me semble
sans pareille.
L'héroïne y prononce le mot-clef : “ J'avoue que les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sçauroient m'aveugler.
” Parole moins cornélienne qu'issue d'une âme arrivée à une cruelle incapacité d'aveuglement.
Une conscience lucide descend dans les
choses du cœur et c'est là ce qui fait le drame.
La clairvoyance règne ici, mêlée d'une amère prudence.
Mme de Clèves est libre, une
fois encore.
Elle pourrait être légitimement à M.
de Nemours.
Elle ose reconnaître que la fidélité posthume à M.
de Clèves ou le
remords d'avoir malgré elle causé le trépas d'un époux incomparable, ne constituent pas à ses yeux le seul interdit.
L'obstacle n'est
pas le souci de sa propre “ gloire ”.
Ni l'amour d'un amour sans consommation charnelle.
C'est bien pourtant un désir de l'amour tel
qu'il n'existe pas, un mépris, une impossibilité de se satisfaire de l'amour tel qu'il est, c'est-à-dire capable de s'affaiblir et de se défaire.
Et un pessimisme janséniste où la fatalité des passions est combattue par la connaissance de leur misère.
Mais c'est aussi une
défaillance de l'être inquiet, prudent, fragile, qui se dérobe devant le risque et les luttes qu'il faudrait soutenir pour que malgré
l'accoutumance et les tentations un mari pût rester au point extrême de l'amour unique et insatiable.
Mme de Clèves a peur que
Nemours soit inconstant, elle a peur d'être jalouse.
Elle aime jusqu'à en mourir, mais pas assez pour courir les périls où la passion, au
contraire, se jetterait les yeux fermés avec une générosité téméraire.
L'appréhension de voir un jour l'amour faiblir et cesser dans
celui qu'elle continuerait d'aimer, lui font la sagesse souffrante où elle puise l'héroïsme de s'arracher à son seul bien.
Trop malade et affligée, en dépit de son courage, Mme de La Fayette trouvait parfois difficile de vivre.
“ C'est assez d'être ”, a-t-elle dit
un jour.
Cette difficulté d'être, où le corps n'a rien pu contre la multiple activité d'un esprit sans cesse en éveil, lui a inspiré des chefsd'œuvre où la pire difficulté, et celle-là insurmontable, est d'être heureux..
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