MALRAUX - La Condition Humaine: 21 mars 1927. Minuit et demi.
Extrait du document
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Cet incipit doit son originalité à une ouverture in médias res, à la focalisation interne et à une nouvelle forme d'écriture.
Contrairement à la technique balzacienne, la narration se caractérise chez Malraux par l'absence de tout préliminaire :
le lecteur entre de plain-pied dans un monde inconnu, il lie connaissance avec un tueur, il s'intéresse enfin à une
action violente, un assassinat imminent.
Mais s'il connaît la date des événements (21 mai 1927), il ignore tout du lieu :
seul le nom Tchen lui indique que l'action se passe probablement en Chine, et c'est seulement quatre pages plus loin
qu'il apprendra le nom de la ville, Shanghai.
Par ce début le narrateur ne satisfait donc que partiellement la curiosité
légitime du lecteur en répondant aux questions où ? quand ? qui ? pourquoi ?, mais suscite d'emblée le désir d'en savoir
plus.
Renonçant en outre aux privilèges du narrateur omniscient, Malraux opte pour la focalisation interne.
L'action est
racontée exclusivement à travers les perceptions, les impressions et les sentiments de Tchen.
En effet, au lieu d'un
mouvement linéaire qui suivrait le déroulement du récit, Malraux a mis en place une structure alternative fondée sur un
jeu d'oppositions entre la lumière (un grand rectangle d'électricité pâle) et les ténèbres (§ 1), entre le silence et les
bruits, amplifiés par le pluriel (les klaxons) ou l'allitération (la vague de vacarme, § 2).
De plus, la victime, couchée et
entièrement passive puisqu'elle dort, est réduite à une masse inerte (de la chair d'homme) et à un pied, tandis que le
protagoniste, Tchen, debout, sur le point de tuer pour servir la
Révolution, éprouve des impressions confuses, allant de la nausée à l'interrogation sur le meurtre : le commettra-t-il en
combattant ou en tairificateur (§ 4) ? Enfin, toute la fin du passage est axée sur l'anse de ce personnage « en
situation » : Malraux fait entrevoir les abîmes de l'inconscient (grouillait un monde de profondeurs) en utilisant un verbe
qui suggère des motivations secrètes, inconnues de l'intéressé lui-même.
Malraux innove aussi en s'essayant avec bonheur à transposer dans le roman l'écriture journalistique : découpage du
texte en petits paragraphes, ponctuation abondante et variée, phrases nerveuses, courtes, parfois réduites à un seul
mot (Découvert ?), très souvent elliptiques, fragmentées dès qu'elles pourraient prendre quelque ampleur.
L'abondance
des verbes d'action et le champ lexical de la mort (lever, frapperait, combattre, tuerait, frapper, assassiner, tuer) sont
les indices les plus clairs de ce thème de prédilection du journalisme qu'est la violence, inhérente au monde moderne.
Quant au retour Insistant du pied du trafiquant, indice de la fascination exercée sur Tchen, il reproduit la technique
cinématographique du gros plan.
Dès incipit, Malraux montre qu'il veut faire entrer l'histoire contemporaine dans le
roman de l'entre-deux-guerres et qu'il y adapte les thèmes et les techniques des nouveaux médias.
L'orientation du commentaire
Dans la première page — ou les premières pages — d'un roman, l'auteur s'attache à fournir avec autant de précision
que de naturel les données essentielles qui satisferont notre curiosité et éveilleront notre intérêt.
En cela consiste une
exposition romanesque.
Mais quelles sont ces données essentielles? Il va de soi que nous souhaitons faire la
connaissance des personnages, dont le caractère nous agrée ou nous heurte.
En même temps que nous nous
intéressons aux personnages, nous nous préoccupons de leur sort.
L'exposition doit donc nous fournir des lumières sur
la situation où ils se trouvent et nous laisser pressentir dans quel sens les événements vont les entraîner.
Nous
souhaitons aussi pouvoir nous représenter le cadre où ils se révèlent à nous.
Ce sont là des repères généraux qui se
complètent selon la physionomie particulière de chaque roman.
C'est pourquoi les indications plus précises données par
le libellé sur les éléments d'exposition à découvrir dans cette page de La Condition humaine vous seront d'un précieux
secours.
Introduction
Les premières pages d'un roman traditionnel sont d'ordinaire consacrées à l'exposition.
Pour intéresser d'emblée son
lecteur, l'auteur s'y applique à nous retracer le cadre où vivent ses personnages, leur psychologie et leurs
antécédents, la situation à laquelle ils doivent faire face et déjà il nous laisse entrevoir certains événements qui vont
peut-être se produire.
Malraux, au contraire, de toute évidence, au début de La Condition humaine, ne s'est pas
soucié de bâtir méthodiquement ce type d'exposition.
Nous chercherons néanmoins à découvrir dans le détail du texte
les éléments originaux dont il s'est servi pour nous plonger d'emblée dans l'atmosphère de son roman.
1.
Le cadre
Assurément, la présentation du cadre semble réduite à sa plus simple expression.
Balzac, avant de présenter ses
personnages, retraçait minutieusement le lieu où se passait leur existence.
Eugénie Grandet, par exemple, promène
sans hâte le lecteur dans les rues de Saumur, avant de le faire entrer dans la maison de l'avare dont nous connaîtrons
le jardin, la disposition des pièces et le mobilier.
D'emblée, au contraire, Malraux met en scène un personnage et nous
fait sur-le-champ le confident de ses problèmes.
Ce que nous voyons du cadre se réduit à ce qui entre dans le champ
visuel de ce personnage, en accord avec ses préoccupations.
Nous devinons que nous sommes dans une chambre,
parce que notre regard se fixe en même temps que le sien sur cette moustiquaire, sur ce lit où l'on entrevoit le corps
d'un homme endormi.
Nous savons aussi que nous sommes dans une grande ville.
Elle comporte des constructions
modernes puisque c'est le building voisin qui projette dans la pièce « le rectangle d'électricité pâle » qui tranche sur la
pénombre de l'ensemble.
Il y règne jusqu'à une heure avancée de la nuit une circulation intense, comme en témoigne
cet embarras de voitures signalé par le concert de klaxons.
Nous savons aussi qu'il s'agit d'un pays exotique puisque
les lits sont protégés par des moustiquaires.
Enfin le nom même du héros, Tchen, nous suggère qu'il doit s'agir de la
Chine.
Mais, comme l'on voit, il s'agit non d'une description ordonnée mais de certains indices épars que nous devons
rassembler.
Ils se sont imposés à nous, comme par hasard et dans la mesure où le héros en a pris lui-même
conscience.
Le cadre reste évocateur mais il est essentiellement subjectif..
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