Marcel Aymé, Travelingue, II.
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Marcel Aymé, Travelingue, II.
Les hommes se tenaient dans les deux pièces, salon et bureau, dont les fenêtres donnaient sur le jardin situé derrière l'hôtel des Lasquin. Bernard Ancelot, que sa présence au déjeuner fatal avait encore rapproché de la famille, s'était laissé embarquer dans une voiture au sortir du cimetière. Il se tenait autant que possible à l'écart des conversations et regrettait d'être venu. Voyant Micheline descendre au jardin, il l'y rejoignit.
Pontdebois essayait de masser les gens et la conversation pour éviter un tête-à-tête avec M. Lenoir, le beau-père de Micheline, dont il croyait pénétrer assez bien les intentions. L'industriel n'allait pas manquer l'occasion qui pouvait s'offrir d'installer aux Etablissements Lasquin son fils Pierre en cavalier seul, afin qu'il y devînt le maître plus tard. De haute taille et d'une belle figure de pirate, M. Lenoir était un homme sans hypocrisie, ayant une intelligence brutale de ses intérêts et possédant au plus haut degré ce merveilleux pouvoir d'ignorer chez autrui le réseau délicat, tendu par la morale. La plupart des gens, avant même d'engager le fer avec lui, se sentaient déjà dépouillés de leur pauvre toile d'araignée de convenances et de respect humain, mis à nu jusqu'à la carcasse de leurs intérêts. Luc Pontdebois avait horreur de cette brute saine et lucide qui faisait ses affaires sans raffiner sur les petits jeux de l'honnêteté. Ce qui le dégoûtait le plus était qu'un tel homme fût dépourvu de cynisme. Toutefois, il tenait à ne pas le heurter. Connaissant dans les grandes lignes les dispositions testamentaires de M. Lasquin qui l'en avait entretenu autrefois, il préférait éluder une conversation directe jusqu'au moment où il pourrait se retrancher derrière la volonté du mort. Chauvieux, lui aussi, devinait à peu près les intentions de Lenoir et favorisait la manœuvre de Pontdebois, mais paresseusement, avec ennui. Malgré les positions respectives, il préférait secrètement le pirate à l'écrivain.
"Nous n'aurons pas eu le temps de causer, dit M. Lenoir en tirant sa montre. Pourtant, j'aurais voulu vous parler de ce qui se prépare.
– La grève générale ?
– Grève générale n'est pas le mot. Dans la métallurgie, par exemple, elle épargnera des groupes importants."
Suivit un silence à horizons. Pontdebois songeait à cette grève semi-générale dont la contagion s'arrêterait à certaines portes.
"Et vos usines de la Moselle seront épargnées ?
– Naturellement. Et je vais faire mon possible pour que les usines Lasquin n'aient pas à souffrir non plus. A Paris, ce sera moins facile que dans la Moselle. Il faudra que vous m'aidiez.
– Je compte sur toi aussi, ne l'oublie pas, hein ?" ajouta M. Lenoir en regardant son fils avec un air de férocité.
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