Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
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Marcel Proust, Le Côté de Guermantes
Comme je sortais le matin, après être resté éveillé toute la nuit, l'après-midi mes parents me disaient de me coucher un peu et de chercher le sommeil. Il n'y a pas besoin pour savoir le trouver de beaucoup de réflexion, mais l'habitude y est très utile et même l'absence de la réflexion. Or, à ces heures-là, les deux me faisaient défaut. Avant de m'endormir je pensais si longtemps que je ne le pourrais, que, même endormi, il me restait un peu de pensée. Ce n'était qu'une lueur dans la presque obscurité, mais elle suffisait pour faire se refléter dans mon sommeil, d'abord l'idée que je ne pourrais dormir, puis, reflet de ce reflet, que c'était en dormant que j'avais eu l'idée que je ne dormais pas, puis par une réfraction nouvelle, mon éveil... à un nouveau somme où je voulais raconter à des amis qui étaient entrés dans ma chambre, que tout à l'heure en dormant, j'avais cru que je ne dormais pas. Ces ombres étaient à peine distinctes: il eût fallu une grande et bien vaine délicatesse de perception pour les saisir. Ainsi plus tard, à Venise, bien après le coucher du soleil, quand il semble qu'il fasse tout à fait nuit, j'ai vu, grâce à l'écho invisible pourtant d'une dernière note de lumière indéfiniment tenue sur les canaux comme par l'effet de quelque pédale optique, les reflets des palais déroulés comme à tout jamais en velours plus noir sur le gris crépusculaire des eaux. Un de mes rêves était la synthèse de ce que mon imagination avait souvent cherché à se représenter, pendant la veille, d'un certain paysage marin et de son passé médiéval. Dans mon sommeil je voyais une cité gothique au milieu d'une mer aux flots immobilisés comme sur un vitrail. Un bras de mer divisait en deux la ville; l'eau verte s'étendait à mes pieds; elle baignait sur la rive opposée une église orientale, puis des maisons qui existaient encore dans le XIVe siècle, si bien qu'aller vers elles, c'eût été remonter le cours des âges. Ce rêve où la nature avait appris l'art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où je désirais, où je croyais aborder à l'impossible, il me semblait l'avoir déjà fait souvent. Mais comme c'est le propre de ce qu'on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu'étant nouveau, familier, je crus m'être trompé. Je m'aperçus au contraire que je faisais en effet souvent ce rêve.
Les amoindrissements mêmes qui caractérisent le sommeil se reflétaient dans le mien, mais d'une façon symbolique : je ne pouvais pas dans l'obscurité distinguer le visage des amis qui étaient là, car on dort les yeux fermés; moi qui me tenais sans fin des raisonnements verbaux en rêvant, dès que je voulais parler à ces amis, je sentais le son s'arrêter dans ma gorge, car on ne parle pas distinctement dans le sommeil; je voulais aller à eux et je ne pouvais pas déplacer mes jambes, car on n'y marche pas non plus; et tout à coup, j'avais honte de paraître devant eux, car on dort déshabillé. Telle, les yeux aveugles, les lèvres scellées, les jambes liées, le corps nu, la figure du sommeil que projetait mon sommeil lui-même avait l'air de ces grandes figures allégoriques où Giotto a représenté l'Envie avec un serpent dans la bouche, et que Swann m'avait données.
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