Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique
Extrait du document
«
La vie qu'on mène n'est pas toujours - pas souvent ? - à la hauteur de nos rêves, ambitions ou illusions...
Pour
certains, aux jours ternes et monotones de la vie quotidienne, il faut substituer des jours en couleurs, des jours de
lumière où l'esprit se perd : quelques-uns s'évadent dans des paradis artificiels, d'autres préfèrent les paradis, plus
nobles, de la poésie, d'autres encore - Emma Bovary - s'élancent par des romans faciles vers des cieux plus beaux...
Le XXe siècle inventa la plus superbe des machines à rêves : le cinématographe.
Quand on est une misérable
adolescente, isolée de tout, dans une lointaine colonie abandonnée par sa métropole, que reste-t-il d'autre à se
mettre sous l'imagination quand, par chance, on « monte » à la ville ? Ainsi Marguerite Duras, romancière et cinéaste,
nous entraîne dans son Barrage contre le Pacifique sur les traces de Suzanne, avide « d'ailleurs », et de « vraie vie »,
et ne trouvant tout cela que dans la nuit magique des salles obscures.
La scène tout entière est vue par les yeux de
Suzanne à laquelle s'identifient l'écrivain, puis le lecteur ; mais une distance s'opère aussi, avec une ironie mettant à
nu les clichés ; pourtant le cinéma, avec ses ombres et ses lumières, n'en est-il pas moins, de tous les rêves, le plus
beau, le plus fou ?
Le récit commence de façon classique, avec des passés simples -« commença », s'éteignit » - traduisant des actions
successives, une sorte de rite du cinéma muet (accompagnement de la projection par un pianiste), du cinéma de
toujours : les lumières qui s'éteignent, annonciatrices solennelles du spectacle qui va s'offrir.
Dans cette obscurité,
Suzanne - telle est le nom de l'héroïne - a encore une identité, un prénom personnel.
Mais, très vite, elle se fond dans
la nuit pour devenir « invisible » - mot clef de ce début de texte : en effet, c'est la magie du cinéma qui opère
d'emblée, avec cette quasi-disparition de la personne dans le « grand Tout » de la salle obscure, avec cette fusion
perceptible dans l'emploi des pronoms : Suzanne la solitaire fait corps avec les autres solitaires ; dès le début du
second paragraphe, « elle » ne la désigne plus, mais l'actrice sur l'écran : aux spectateurs devenus « un », est dévolu
le pronom impersonnel et collectif « on » : « on ne saurait lui en imaginer un autre, on ne saurait...
» Les personnels «
elle », puis « il », désignent les personnages d'ombre sur l'écran comme s'ils étaient devenus plus vrais que les « vrais »
spectateurs de la salle (eux-mêmes (.l'ailleurs personnages de roman, donc fantômes...) : « On voudrait bien être à
leur place.
Ah ! comme on le voudrait ».
Au passé simple du récit a succédé le présent éternel - présent de narration,
présent du film condamné à répéter toujours les mêmes scènes, les mêmes actes, les mêmes gestes...
Ce présent
englobe tout, fantômes vrais de l'écran, public, Suzanne, dans une « gigantesque communion » où les individus
n'existent plus.
Mais, à cet indicatif présent succède, plus mélancolique, un autre présent - hypothétique, conditionnel
-accentué par l'interjection, ah ! » et la répétition : « on voudrait...
i on une on le voudrait », qui renvoie le spectacle
si présent au présent des rêves, définitivement inaccessible.
Mais la narratrice — Marguerite Duras - n'oublie jamais Suzanne : c'est à travers son regard qu'est vue toute la
séquence, au moins la seconde partie où elle s'identifie aux personnages de l'écran :en effet, après le passage très
lyrique du début, sur la « nuit » du cinéma, OÙ l'écrivain, semble-t-il, nous parle directement, on en revient à Suzanne
se lavant « de l'affreuse crasse de l'adolescence ».
Dès le début du deuxième paragraphe, sans transition, - « C'est
une femme jeune et belle » — le lecteur est emporté vers l'écran, sans que cela soit explicitement dit, manière, peutêtre, de reproduire la « vision » à les gens simples - des adolescentes comme Suzanne - qui font mal parfois la
démarcation entre réalité et fiction ? Avec des phrases courtes à nouveau, puis plus ou moins travaillées, l'auteur
essaie de reconstituer les perceptions de Suzanne, et à travers celles-ci, de toute la salle : tout, sur l'écran, a l'air
vrai, comme dans la vie, mais une autre vie - » elle est en costume de cour » - plus belle que l'autre, avec son «
affreuse crasse » ; avec des hommes qui pullulent (alors que Suzanne, le contexte nous l'apprend, souffre d'absolue
solitude).
Tout, en quelque sorte, est vu - par Suzanne et les autres - au « premier degré », avec parfois des mots
qu'on imagine ceux de Suzanne, des expressions aussi : « C'est », « c'est ça qui est formidable », etc.
Le public du
cinéma s'identifie totalement au spectacle.
En effet, la narratrice nous montre non seulement le spectacle, le " récit » du film, mais aussi les réactions, les
émotions, les réflexions, simples et naïves, de l'héroïne qui essaie au début d'« imaginer », mais en vain, un autre
costume que celui, « de cour », portée par l'actrice du film.
Suzanne et le public essaient d'anticiper la suite du récit,
et comme le film est simple, apparemment,4hulle difficulté à cela : on sait [...] que c'est lui » et justement « c'est ça
qui est formidable, on le sait avant elle » : enfin, au cinéma, on peut dominer le cours des événements, on en sait plus
que les autres, on se sait plus intelligent peut-être, alors que dans la vie réelle souvent, comme Suzanne, on est
dominé, mangé par les autres, les puissants ; d'où les réactions enfantines : « on a envie de la prévenir », pour une
fois on comprend quelque chose à ce qui se passe, un spectacle simple, clair, rationnel, alors que dans l'autre vie les
catastrophes vous tombent dessus sans qu'on puisse les prévoir, ni rien comprendre.
La spectatrice ici, enfin, domine
le spectacle : de là le désir de s'identifier à l'actrice, au personnage, car là, dans la fiction, le monde a un sens, la vie
un but.
L'amour par exemple ?
Mais quel est ce film, ce film d'amour, peuplé de créatures de rêves ? Un film muet, accompagné d'airs joués au piano.
Une héroïne sans nom, seulement « elle » - des héros sans nom — « ils » - avec un « élu » à la fin, lui aussi anonyme.
Deux noms seulement, « Suzanne » - » vraie » personne du roman — et « Venise » un nom vrai mais qui fait rêver, qui
nous transporte ailleurs, la clef du rêve, associé immanquablement au « carnaval » et à « l'amour » -chaîne sémantique
inséparable...
C'est que nous sommes, c'est vrai, dans un monde d'archétypes, de clichés : ce n'est pas un film qui est décrit, mais «
le » film, pourrait-on dire, le « vrai » film vu des dizaines de fois au cinéma, sous des variantes plus ou moins
identiques, avec les mêmes scènes, les mêmes situations, les mêmes rêves, - ou le « film » que nous inventons quand
nous nous faisons, nous-mêmes, notre propre cinéma, avec tous les stéréotypes d'un certain cinéma de l'époque
(années 20/30) qu'on imagine volontiers hollywoodien, avec Greta Garbo ou Louise Brooks en « femme jeune et belle »
bien sûr ; comment les pauvres s'identifieraient-ils (et ce n'est pas un paradoxe) à des gens comme eux, laids, vieux,
ou jeunes et crasseux, solitaires ? Le costume est « de cour » : au dépaysement par la beauté s'ajoute le
dépaysement, lui aussi codifié, par le temps - un temps passé, hors temps dont on ne retient que les éléments.
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