Marguerite Yourcenar a imaginé les mémoires qu'aurait pu écrire l'empereur Hadrien (empereur romain du IIe siècle après Jésus-Christ). Il écrit : « Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ; l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu'ils en ont ; les livres, avec les
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«
Marguerite Yourcenar a imaginé les mémoires qu'aurait pu écrire l'empereur Hadrien (empereur romain du IIe siècle
après Jésus-Christ).
Il écrit : « Comme tout le monde, je n'ai à mon service que trois moyens d'évaluer l'existence
humaine : l'étude de soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde des méthodes ;
l'observation des hommes, qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire
qu'ils en ont ; les livres, avec les erreurs particulières de perspective qui naissent entre leurs lignes.
» Des trois
méthodes d'évaluation proposées, vous en choisirez une et, après l'avoir comparée aux autres, vous direz ses
mérites et ses insuffisances.
Les Mémoires d'Hadrien constituent un roman historique de Marguerite Yourcenar dans lequel « un pied dans
l'érudition, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en
pensée dans l'intérieur de quelqu'un », elle raconte la vie de cet empereur romain et imagine ses pensées.
Hadrien, patricien d'origine espagnole, de culture hellénique est d'une remarquable intelligence, d'une grande lucidité
et d'une culture profondément assimilée.
Aussi peut-on légitimement lui prêter cette réflexion sur la connaissance de
l'homme.
Hadrien distingue trois moyens : « l'étude de soi (...), l'observation des hommes (...), les livres ».
A
chacun, il reconnaît défauts et qualités.
La première est « difficile, dangereuse, mais féconde », dans la seconde,
l'inconvénient réside dans les hommes eux-mêmes « qui s'arrangent le plus souvent pour nous cacher leurs secrets
ou pour nous faire croire qu'ils en ont ».
Enfin, les livres peuvent nous tromper par « leurs erreurs particulières de
perspective ».
Quelle méthode doit-on ou peut-on préconiser pour « évaluer l'existence humaine » ?
Nous opterons pour la troisième et dernière, les livres, en la comparant aux deux autres et en dégageant ses mérites
et ses insuffisances.
Quels sont les points communs et les différences entre, d'une part, les livres et, d'autre part, l'étude de soi, puis
l'étude des hommes toujours dans la perspective humaine d'une « évaluation de l'existence humaine » que nous
comprendrons, au moins dans un premier temps, comme un désir de connaissance de l'homme.
Les différences entre l'étude de soi et la lecture éclatent au premier coup d'oeil.
Du côté de l'introspection, il est
facile de priser une étude et une connaissance directe de soi, donc de ce qui nous touche, nous intéresse et nous
concerne au plus près.
Quoi de plus séduisant au lieu de s'éparpiller parmi une multitude de personnages de fiction
qui plus est, que de se concentrer sur son seul Moi.
On est alors son propre chef au lieu de dépendre d'un auteur
qui vous impose sa vision, son imagination, sa personnalité, lesquelles dépendent de surcroît de son environnement
social, historique, géographique et culturel.
Concentration, vérité et indépendance paraissent donc les principaux
avantages de « l'évaluation de l'exis-tence humaine » conduite par l'étude de soi.
Pourtant, à les examiner de plus près, ces prétendus garants d'infaillibilité risquent de vaciller.
Quelle difficulté réside dans l'étude de soi ! Quelle volonté, quelle ténacité, quel investissement intellectuel ne
requiert pas ce labeur écrasant pour un seul.
L'aide d'un auteur, de plusieurs auteurs ne serait-elle pas la bienvenue
? Si l'on admet que l'artiste, de manière générale, quel que soit son domaine d'application, est doué d'une sensibilité
particulière qui le distingue du commun des mortels, pourquoi ne pas lui faire confiance au moins pour collaborer
avec nous dans cette tâche ?
Un travail de comparaison, de mise en rapports, en relations avec ce que les livres révèlent de l'existence humaine
et ce que notre expérience personnelle nous permet d'avancer est très fructueux.
L'autre prétendu avantage du vrai par rapport à la fiction est également sujet à caution.
D'abord, tous les livres ne
sont pas des œuvres de fiction.
Les ouvrages de psychologie, d'histoire, de sociologie s'appuient sur la réalité et
fournissent par conséquent des renseignements crédibles sur l'individu au cours des siècles et sous des deux
différents.
Au nom de quelle absurde fierté individualiste et de quelle volonté de tout rebâtir ex nihilo ignorerionsnous cette précieuse collaboration de spécialistes ? Pouvons-nous prétendre être si radicalement différents, si
profondément « autres » que ces études ne puissent s'appliquer à nous ou du moins, par un système de
contrepoints, nous servir de relai et d'appui ?
Enfin, même dans le cas d'œuvres de fiction, la réalité apparaît, parce que l'écrivain le plus imaginatif est soumis à la
réalité du monde ambiant.
Il n'est que de déceler les parcelles de réalité et les modalités de transfert entre Réalité
et Fantaisie dans des romans aussi déroutants que L'Écume des jours ou L'Arrache-Cœur de Boris Vian pour voir que
l'œuvre, apparemment la plus libérée du réel, s'y raccroche au point, dans ces deux œuvres, par exemple de
dénoncer par une satire très efficace des institutions comme le Travail, l'Église et l'Armée.
Inversement, la quête absolue de vérité que l'individu espère obtenir par l'introspection trouve son pendant littéraire
dans l'autobiographie.
Transparence, sincérité, vérité, réalité, peut-on croire.
Or, qu'en est-il ? Tous les avantpropos des œuvres autobiographiques prêtent serment, c'est le fameux « pacte autobiographique » défini par
Philippe Lejeune.
Or, qu'en est-il dans le fait littéraire ? Chacun sait que l'écrivain d'autobiographie se heurte à
maints écueils.
Certains refusent de tout dire par parti pris esthétique comme Chateaubriand dans Les Mémoires
d'Outre-Tombe.
La censure, les bienséances arrêtent certaines confidences.
Les perspectives, la volonté plus ou
moins avouée de reconstruire sa vie en fonction d'une ligne directrice infléchissent le récit des événements.
Ainsi, Sartre dans Les Mots veut s'expliquer par l'absence du père et la découverte de la lecture et de l'écriture,
d'où la construction du livre en deux parties « Lire » et « Écrire ».
Simone de Beauvoir conçoit sa vie comme
marquée par la volonté d'échapper à son milieu social et au destin de son amie Zaza, d'où le titre du premier volume
de ses souvenirs « Mémoires d'une jeune fille rangée ».
Or, l'autobiographie transcrit l'étude de soi, donc les pièges
sont en partie les mêmes.
Certes, l'écrivain rencontre un obstacle supplémentaire dans la mesure où il pose devant
la postérité.
C'est un peu le cas de Rousseau qui conçoit ses œuvres autobiographiques comme des plaidoiries, des
entreprises de réhabilitation.
Mais la difficulté à s'auto-analyser, à se percevoir et à se dire demeure la même dans les deux cas.
Pourquoi
l'individu cherchant à s'observer et à se comprendre serait-il miraculeusement préservé des pièges de l'oubli, de la
déformation et de l'inconscient ?.
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