Marivaux in La vie de Marianne.
Extrait du document
«
Si M arivaux est plus connu comme homme de théâtre, il fut également journaliste et auteur de deux romans princ ipaux, L e P a y s a n parvenu et La V ie de
M arianne.
La filiation est d'ailleurs évidente : quel que soit le genre littéraire pratiqué, il s 'y révèle analys te du cœur humain et de s es réticences à avouer son
amour.
C et épisode de La V ie de M arianne est fondamental c ar il s celle la rencontre et l'ébauc he d'un s entiment amoureux entre M arianne, une jeune fille dont on
ignore l'origine (puisque c 'es t une enfant trouvée) mais qui es t douée de fines se et de délicatesse, et le jeune aristocrate V alville.
C e texte qui raconte l a c onsultation du médec in est une petite s c è n e prise sur l e v i f m a i s également un jeu de masques puisque V alville et M arianne
dissimulent leurs véritables s entiments sur fond d'analyse marivaudienne attribuable à la narratrice plus âgée, porte-parole de M arivaux.
Les deux romans que nous avons cifés appartiennent à la veine réaliste.
M arivaux campe ici un croquis pris sur le vif, actualisé, précis et stylisé.
La scène, importante dans les relations qui se nouent entre M arianne et V alville, est res tée gravée dans la mémoire de la narratrice.
Différents moyens
stylistiques concourent à la rendre présente au lecteur.
O n remarquera par exemple l'alternance de temps du passé (imparfait et passé simple) et du prés ent :
« Q uand mon pied fut en état, voilà le chirurgien qui l'examine et le tâte.
Le bonhomme [...] se baiss ait beauc oup.
» C ertains présentatifs rendent la s cène
vivante comme l'emploi de « voilà ».
Les paroles sont rapportées au style direct dans un même souc i de rapidité et de théâtralisation : « D ans quel endroit
sentez-vous du mal ? me disait le chirurgien en me tâtant.
» M arivaux allège d'ailleurs la dis position et la ponc tuation du dialogue : «Est-ce-là ? Oui, lui
répondis-je.
A ussi est-il un peu enflé, ajoutait V alville ».
S e u l s les détails importants s o n t précisés.
C 'est le c a s des attitudes puisqu'elles s o n t matière à analyse psychologique.
La symétrie des attitudes du
chirurgien et de V alville est évoquée au début et à la fin du texte : « Le Bonhomme [...] se bais sait beaucoup [...] et V alville, en conformité de geste, prenait
insens iblement la même attitude et se baissait beaucoup aussi » et « en me tâtant » repris par « en y mettant le doigt de bonne foi ».
Enfin, le texte s'achève
sur les presc riptions du médecin, détails réalistes (« un linge trempé dans l'eau-de-vie ») et d'une grande importance pour la suite du roman puisque M arianne
doit demeurer quelque temps chez V alville : « il n'y a qu'à ne pas marcher aujourd'hui ;[...] un peu de repos .
».
C ette économie de détails va de pair avec la stylisation de la sc ène.
O n ne voit que c es trois pers onnages fondamentaux : le c hirurgien, puisque la rencontre
entre les jeunes gens e s t due à un accident, et les deux héros.
Le cadrage est encore réduit par des effets d e g r o s p l a n s dans le premier et le dernier
paragraphe où M arivaux dépeint les personnages penc hés au-dessus du pied de M arianne.
Les paroles et les gestes paraissent anodins (M arianne ne dit qu'un
mot, « oui », dans c e pas sage) et stylisés car en réalité les véritables s entiments passent à travers d'autres codes que le langage.
Les gestes eux-mêmes
sont empreints de c onventions : M arianne adopte l'attitude de la blessée et V alville copie le chirurgien.
L'art de M arivaux c onsiste à es quisser un c roquis plein de charme, léger, qui cependant révèle tout autre chos e et notamment un jeu de masques entre
V alville et Marianne.
Dans la plupart des comédies amoureuses de M arivaux, les personnages hésitent avant de déclarer leur amour et recourent à des rus es divers es, dont le
déguis ement (comme dans le fameux Jeu de l'amour et du hasard).
Ici, M arianne et V alville dissimulent leurs véritables sentiments en adoptant des attitudes
codées en rapport avec la situation et la présenc e du médecin.
C elui-c i est le s eul à ne pas jouer.
D ésigné par le terme légèrement péjoratif de « bonhomme », qui insiste également sur son âge (« parce qu'il était vieux »), il
agit selon sa fonction.
V enu en consultation, il examine (dans le premier paragraphe), conc lut et prescrit (dans le dernier paragraphe).
V alville, lui, se sent
conjointement c oupable (puisqu'il est en partie responsable de l'accident) et amoureux comme le montre l'emploi de « attrait », « attirer » et « aimer me voir ».
M ais il n'ose l'avouer : les bienséances de l'époque, la différenc e sociale entre lui et cette jeune fille et les circons tances (voir le pied nu, s ans chaussure et
sans bas...) le lui interdisent.
Q uant à M arianne, sans avoir provoqué l'acc ident, elle en est fort s atisfaite car elle a déjà remarqué V alville et espère le séduire
(« il se connaiss ait à mon pied, et m'en parais sait aussi content que je l'avais espéré »).
V alville s e cache en copiant les attitudes du médecin.
Il se penche et tâte.
M arivaux indique avec humour les deux attitudes parallèles extérieurement mais
aux significations différentes : V alville « s e bais sait beaucoup auss i, parce qu'il était jeune, car il ne connais sait rien à mon mal, mais il se connais sait à mon
pied ».
Sa feinte apparaît dans les termes employés par M arivaux : « ses petites façons », « d'un air de bonne foi ».
La jeune fille explique s on attitude par la
honte : « peut-être aurait-il rougi [de s es petites faç ons] ».
La même complexité c aractérise l'attitude de M arianne.
Elle joue les malades dociles alors qu'elle mène le jeu amoureux.
La jeune fille s 'extériorise très peu
au cours de la s cène.
Elle se laisse examiner, répond aux questions du médecin et parle à peine.
Elle a l'attitude rés ervée qui convient à une jeune fille bien
élevée : « P our moi, je ne disais mot [...], il n'aurait pas été modeste de paraître soupç onner l'attrait qui l'attirait [...] de sorte qu'on pouvait bien croire que la
présence de V alville m'embarrassait un peu, mais simplement à cause qu'il me voyait.
»
En réalité, M arianne mène doublement le jeu, d'abord parce qu'elle a percé V alville à jour et deuxièmement parce que la s cène se déroule comme elle l'a plus
ou moins consciemment organis ée.
M arianne feint de ne rien voir du jeu de V alville «je ne donnais aucun signe des observations clandestines que je faisais sur lui » et «je comprenais ses petites
façons ».
Par ruse ou par ins tinct (« Et c e que je dis là, je le sentais par instinct »), elle agit selon un plan comme le montre l'emploi du conditionnel (« et
d'ailleurs j'aurais tout gâté si je lui avais laissé apercevoir que je comprenais ses petites façons ») et la phrase : « J'agissais donc en conséquenc e ».
Les
deux paragraphes c entraux rompent d'ailleurs avec le récit de la scène et rapportent les pensées de M arianne, ce qui souligne combien la s c è n e e s t un
prétexte pour M arivaux.
Le plaisir qu'éprouve M arivaux à détailler les hésitations du cœur est ici décuplé par la distance qui existe entre la jeune fille qui vit la scène et la femme plus
âgée qui la raconte en utilisant s on expérienc e.
M arianne jeune fille agit par instinc t.
Sa c oquetterie lui tient lieu d'habileté comme le montre la phrase « je le sentais par ins tinc t ».
Notons tout de même, dès
cette scène, la prés ence d'un vocabulaire intellectuel qui montre que l'héroïne a hérité de la ps ychologie amoureuse de M arivaux comme le souligne l'emploi
de « observation », « soupçonner », « apercevoir », « c omprendre ».
L'expérience de la narratrice apparaît dans le développement de la fin du s econd paragraphe.
C ette analyse est attribuée à la narratrice et non à l'héroïne de la
scène.
Différentes marques stylistiques montrent qu'elle rompt avec l e reste du p a s s a g e : l'emploi de termes génériques comme « l e c œur » (au lieu de
V alville), « il y a des moments » (qui ne fait pas de références directes à la scène), le présent de vérité générale (qui s'oppose aux temps du récit et ne doit
pas être c onfondu avec le présent de narration du début de l'extrait) et enfin le ton de c ertitude qui fait de cette analyse une constante : « c ar le cœur est
bizarre, il y a des moments où il est confus et choqué d'être pris sur le fait quand il se cache ; cela l'humilie.
»
L'art de M arivaux apparaît également dans l'humour c onstant dont est imprégné le passage.
L'emploi de la s ymétrie et des parallélismes de construc tion est
significatif (c 'es t d'ailleurs un trait du théâtre marivaudien).
M arivaux juxtapose les phrases identiques et les antonymes : « se baissait beaucoup, parce qu'il
était vieux » et « se baissait beauc oup aussi, parce qu'il était jeune ».
Il joue avec les antithèses : « il ne connaiss ait rien à mon mal, mais il se connaissait à
mon pied ».
Il indique les alternatives c omme celle-ci : « s implement à cause qu'il me voyait et non pas à cause qu'il aimait à me voir ».
La forme du récit à la première pers onne et surtout la technique de l'autobiographie démultiplient les analyses psychologiques ; le pers onnage agit, se raconte
agir, s'analys e dans une double temporalité (celle de l'écriture et celle de l'ac tion) et devient porte-parole de l'auteur.
C et extrait du début du roman La V ie de M arianne montre le talent de Marivaux romancier.
Habile à croquer une s cène c harmante, digne d'un croquis de
B o u c h e r o u d e Fragonard, il lui donne une épaisseur romanesque et ps ychologique par des a n a l y s e s qui évoquent son théâtre tout en utilisant l'arsenal
romanesque de l'autobiographie et du point de vue..
»
↓↓↓ APERÇU DU DOCUMENT ↓↓↓
Liens utiles
- Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, la Vie de Marianne.
- Résumé: La vie de Marianne de Marivaux
- Marivaux, La Vie de Marianne. PREMIERE PARTIE
- Marivaux, Avertissement à la seconde partie de La Vie de Marianne.
- Marivaux, AVERTISSEMENT à La Vie de Marianne.