Marivaux, L'Île des esclaves, scène 9.
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Marivaux, L'Île des esclaves, scène 9.
Scène IX : Iphicrate, Arlequin.
IPHICRATE : Cléanthis m' a dit que tu voulais t'entretenir avec moi; que me veux-tu ? as-tu encore quelques nouvelles insultes à me faire ?
ARLEQUIN : Autre personnage qui va me demander encore ma compassion. Je n'ai rien à te dire, mon ami, sinon que je voulais te faire commandement d'aimer la nouvelle Euphrosine ; voilà tout. A qui diantre en as-tu ?
IPHICRATE : Peux-tu me le demander, Arlequin ?
ARLEQUIN : Eh ! pardi oui, je le peux, puisque je le fais.
IPHICRATE : On m'avait promis que mon esclavage finirait bientôt, mais on me trompe, et c'en est fait, je succombe ; je me meurs, Arlequin, et tu perdras bientôt ce malheureux maître qui ne te croyait pas capable des indignités qu'il a souffertes de toi.
ARLEQUIN : Ah ! il ne nous manquait plus que cela et nos amours auront bonne mine. Écoute, je te défends de mourir par malice ; par maladie, passe, je te le permets.
IPHICRATE : Les dieux te puniront, Arlequin.
ARLEQUIN : Eh ! de quoi veux-tu qu'ils me punissent ; d'avoir eu du mal toute ma vie ?
IPHICRATE : De ton audace et de tes mépris envers ton maître ; rien ne m'a été aussi sensible, je l'avoue. Tu es né, tu as été élevé avec moi dans la maison de mon père ; le tien y est encore ; il t'avait recommandé ton devoir en partant ; moi-même je t'avais choisi par un sentiment d'amitié pour m'accompagner dans mon voyage ; je croyais que tu m'aimais, et cela m'attachait à toi.
ARLEQUIN, pleurant : Eh ! qui est-ce qui te dit que je ne t'aime plus ?
IPHICRATE : Tu m'aimes, et tu me fais mille injures ?
ARLEQUIN : Parce que je me moque un petit brin de toi ; cela empêche-t-il que je t'aime ? Tu disais bien que tu m'aimais, toi, quand tu me faisais battre ; est-ce que les étrivières sont plus honnêtes que les moqueries ?
IPHICRATE : Je conviens que j'ai pu quelquefois te maltraiter sans trop de sujet.
ARLEQUIN : C'est la vérité.
IPHICRATE : Mais par combien de bontés ai-je réparé cela !
ARLEQUIN : Cela n'est pas de ma connaissance.
IPHICRATE : D'ailleurs, ne fallait-il pas te corriger de tes défauts ?
ARLEQUIN : J'ai plus pâti des tiens que des miens ; mes plus grands défauts, c'était ta mauvaise humeur, ton autorité, et le peu de cas que tu faisais de ton pauvre esclave.
IPHICRATE : Va, tu n'es qu'un ingrat au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance !
ARLEQUIN : Tu as raison, mon ami ; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi ; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien ! va, je dois avoir lecoeur meilleur que toi ; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades, je les prierai de te renvoyer, et, s'ils ne veulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne te ressemble pas, moi ; je n'aurai point le courage d'être heureux à tes dépens.
IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin : Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.
ARLEQUIN : Ne dites donc point comme cela, mon cher patron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.
IPHICRATE, l'embrassant : Ta générosité me couvre de confusion.
ARLEQUIN : Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire !
Après quoi il déshabille son maître.
IPHICRATE : Que fais-tu, mon cher ami ?
ARLEQUIN : Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je ne suis pas digne de le porter.
IPHICRATE : Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.
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