Marivaux, Préface à La Voiture embourbée, 1715.
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Marivaux, Préface à La Voiture embourbée, 1715.
Les premières lignes que j'adresse à mon ami, en commençant cette histoire, devraient m'épargner une préface; mais il en faut une : un livre imprimé, relié, sans préface, est-il un livre ? Non sans doute : il ne mérite point encore ce nom; c'est une manière de livre, livre sans brevet, ouvrage de l'espèce de ceux qui sont livres, ouvrage candidat, aspirant à le devenir, et qui n'est digne de porter véritablement ce nom, que revêtu de cette dernière formalité; alors le voilà complet. Qu'il soit plat, médiocre, bon ou mauvais, il porte avec sa préface le nom de livre dans tous les endroits où il court : une seule épithète le différencie de ses pareils, bon ou mauvais. A l'égard de l'épître dédicatoire, c'est une formalité qu'il est libre de retrancher ou d'ajouter. Or donc, Lecteur, puisqu'il faut une préface, en voici une. Je ne sais si ce roman plaira; la tournure m'en paraît plaisante, le comique divertissant, le merveilleux assez nouveau, les transitions assez naturelles; et le mélange bizarre de tous ces différents goûts lui donne totalement un air extraordinaire, qui doit faire espérer qu'il divertira plus qu'il n'ennuiera; et... Mais il me semble que je commence bien mal ma préface; il n'y a qu'à suivre mes conclusions : c'est un livre dont le comique est plaisant, les transitions naturelles, le merveilleux nouveau; si cela est, l'ouvrage est beau : mais, qui le dit ? c'est moi, c'est l'auteur. Ah ! dira-t-on, que ces auteurs sont comiques avec leurs préfaces qu'ils remplissent de l'éloge de leurs livres ! Mais vous-même, Lecteur, que vous êtes bizarre ! Vous voulez une préface absolument, et vous vous révoltez, parce que l'auteur dit de son livre ce qu'il pense : vous devez concevoir que, si ce livre ne lui paraissait bon, il ne le produirait pas. Je conviens, direz-vous, qu'il ne le met au jour, que parce qu'il l'en croit digne; mais un sentiment de modestie, d'humilité même, doit, quand il annonce son livre, jeter, pour ainsi dire, un rideau sur l'opinion bien ou mal fondée qu'il a que son livre est bon. Qu'il soit vain, téméraire, je le veux; penser mal de ce qu'on a fait, et le produire, sont deux choses impossibles, à moins que d'un dérangement de cerveau : mais penser bien de son ouvrage, l'annoncer modestement, voilà la conduite d'un prudent auteur, qui, ne pouvant s'empêcher d'être vain sur son livre, se sauve, par un masque adroit de modestie, du ridicule de le paraître. Eh bien ! oui ; je conviens que j'ai tort : j'ai dit trop naturellement ce que je pensais; je vais donc me masquer. Or, Lecteur, sachez donc qu'en vous donnant cette histoire, je n'ai point la vanité de penser que je vous offre rien de beau; quelques amis, sans doute flatteurs, m'ont, par leurs importunités, obligé de la produire; mais... Mais finissez, s'écriera peut-être un chagrin misanthrope; si vous savez qu'en offrant votre livre, vous n'offrez rien de beau, pourquoi le produire ? Des amis flatteurs vous y ont forcé, dites-vous : eh bien ! il fallait rompre avec eux, ce sont vos ennemis : ou bien, puisqu'ils vous pressaient tant, n'aviez-vous pas le secours du feu, qui pouvait faire évanouir le mauvais sujet de leurs importunités ? Belle excuse que ces instances ! Je ne puis souffrir cette humilité fardée, ce mélange ridicule d'hypocrisie et d'orgueil de presque tous messieurs les auteurs; j'aimerais mieux un sentiment de présomption déclaré, que les détours de mauvaise foi. Et moi, monsieur le misanthrope, j'aime mieux faire un livre sans préface, que de suer pour ne contenter personne. Sans l'embarrassant dessein de faire cette préface, j'aurais parlé de mon livre en termes plus naturels, plus justes, ni humbles, ni vains j'aurais dit qu'il y avait de l'imagination; que je n'osais décider si elle était bonne; qu'au reste, je m'étais véritablement diverti à le composer, et que je souhaitais qu'il divertît aussi les autres : mais le dessein de préface est venu guinder mon esprit, de manière que j'ai brisé aux deux écueils ordinaires. Dieu soit béni, me voilà délivré d'un grand fardeau; et j'avoue que je ris du personnage que j'allais faire, si j'avais été obligé de soutenir ma préface. Adieu; j'aime mieux mille fois couper court, que d'ennuyer par trop de longueur. Passons à l'ouvrage.
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