Mesurer les écarts entre la tragédie classique et le drame romantique.
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«
[Introduction]
Au xixe siècle s'affirme un mouvement littéraire qui refuse classicisme et néoclassicisme : le romantisme.
Il donne naissance à un nouveau genre théâtral :
le drame romantique.
Dans la Préface de Cromwell, Victor Hugo le définit en lui-même, et en opposition avec d'autres genres littéraires, notamment la
tragédie classique.
Nous verrons donc en quoi Ruy Blas confirme cette opposition.
Comment le drame romantique se définit comme une esthétique de
rupture par rapport à la tragédie, comme baroque et romanesque, attachée à de nouvelles valeurs humaines, c'est ce que nous allons voir.
[Une esthétique de rupture]
Le drame romantique se définit d'abord effectivement contre les règles du genre classique.
Victor Hugo refuse en effet de s'imposer des contraintes qu'il juge inu-tiles.
Ainsi, la convention qui rendait les bienséances
souveraines sur la scène disparaît ; les actions représentées sur scène semblent même la provoquer.
Aux scènes 1 et 2 de l'acte IV,
Don César réapparaît par la cheminée, change de vêtements, bâille et boit du vin, et enfin « mange [...] vite » et « met les morceaux
doubles ».
De même, le drame refuse la simplicité, et se délecte de la multiplicité des lieux et des allées et venues dans une même scène, ainsi
que de la complexité de l'intrigue ; celle de Ruy Blas parvient à mêler l'histoire de la vengeance d'un noble dévoyé, don Salluste, et
l'histoire d'amour d'un valet, Ruy Blas, et de la reine d'Espagne.
De plus, la durée des événements représentés dans la pièce est de
six mois.
La règle des trois unités est donc rejetée ; seule l'unité d'action subsiste, mais les fils de l'intrigue sont nombreux et de
nature diverse.
On trouve également dans Ruy Blas le refus de trier les sentiments et de dissocier les genres, contrairement aux principes énoncés
par les théoriciens du XVIII" siècle : grotesque et sublime, tonalités lyriques, épiques et comiques se rejoignent et s'interpénétrent.
Ainsi, l'acte IV tout entier est un intermède bouffon avant le dénouement tragique.
À la scène 2 de l'acte IV, le monologue de Don
César illustre le grotesque présent dans le comique verbal ; à propos du vin qu'il boit, il s'exclame, parodiant les poètes lyriques : «
C'est une œuvre admirable / De ce fameux poète appelé le soleil ! / Xérès-des-Chevaliers n'a rien de plus vermeil.
[...] Quel livre vaut cela ? Trouvez-moi
quelque chose / De plus spiritueux ! » Les jeux de mots, la situation prosaïque, tout va dans le sens de la comédie.
De même, le discours de Ruy Blas aux
ministres (III, 2) est un morceau d'éloquence, tour à tour noble et familière : « Ô ministres intègres [...] vous n'avez ici d'autres intérêts / Que remplir votre
poche et vous enfuir après », tragique et épique : « C omme si c'était peu de la guerre des princes, / Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces, /
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu, / Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu ! » Victor Hugo utilise tous les tons pour rendre plus vrais les
situations et les personnages.
Les spécificités du drame naissent donc tout d'abord d'une volonté manifeste et provocatrice d'échapper aux contraintes guindées du genre tragique.
[Une esthétique théâtrale originale, poétique et romanesque]
Le drame romantique ne se contente pas de renier l'esthétique de la tragédie classique ; il fait la synthèse d'influences poétiques et romanesques.
En premier lieu, nous pouvons remarquer l'importance des actions et des décors présentés sur scène, et la prépondérance, par instants, du mouvement sur
la parole.
En effet, les didascalies sont longues et nom-breuses ; on en prendra pour exemple la didascalie initiale, longue d'une page, ou encore la scène 2
de l'acte IV, dont les douze premières lignes en contiennent six de didascalies.
De plus, les gestes ont, pour certains, une ampleur inhabituelle : Ruy Blas
s'évanouit, deux lettres arrivent tour à tour sur scène, dans les mains de la reine (II, 2 et 3).
Un autre phénomène donne une allure romanesque à la
dramaturgie romantique : c'est le foisonnement des personnages, des décors, des événements et des déplacements spatiaux au fur et à mesure du
déroulement temporel.
Chaque acte a son lieu : « le salon Danaé du palais du roi », « un salon contigu à la chambre à coucher de la reine », « la salle dite
salle du gouvernement », « une petite chambre somptueuse et sombre », et « la même chambre », exceptionnellement à l'acte IV.
D'ailleurs, chaque acte a
son titre comme un chapitre de roman : les quatre premiers portent le nom d'un personnage, et le cinquième prend un titre symbolique : « Le tigre et le lion
».
De plus, les coups de théâtre se multiplient.
À l'acte III, Ruy Blas fait irruption parmi les ministres assemblés ; tout est fait pour aménager la surprise la
plus forte : « Ruy Blas est entré par la porte du fond et assiste à la scène sans être vu [.„).
Il les écoute en silence, puis tout à coup, il s'avance à pas lents
et paraît au milieu d'eux au plus fort de la querelle », etc.
Enfin, la parole des personnages, dans le drame romantique, se fait plus volontiers poétique et lyrique qu'argumentative.
L'acte III, avec le discours
flamboyant de Ruy Blas aux « ministres intègres » (scène 2), et le duo d'amour entre lui et la reine (scène 3) en est un excellent exemple ; il trouve des
accents lyriques pour lui déclarer son amour : « Parce que je vous aime ! / [...] Parce que rien n'effraie une ardeur si profonde, / Et que pour vous sauver je
sauverais le monde/Je suis un malheureux qui vous aime d'amour [...] ».
L'alexandrin a le même rythme ici que dans la tragédie classique ; en revanche, les
expressions sont simples et directes, voire répétitives.
Les mots « aime » et « amour » reviennent trois fois.
Or, c'est une caractéristique de la poésie
romantique que de s'affranchir des périphrases, des euphémismes et des métaphores convenues du langage classique.
Le drame de Ruy Blas développe donc des qualités opposées à celles de la dramaturgie classique.
[Les nouvelles valeurs humaines en jeu dans l'esthétique du drame]
Ces modifications des règles de la dramaturgie classique correspondent à l'apparition de nouvelles valeurs humaines.
Ruy Blas contient dans son intrigue même la remise en cause des valeurs sociales de la société monarchique traditionnelle, exhibée dans les tragédies
classiques.
Son héros, en effet, est un valet, au nom de roturier, amoureux de la reine d'Espagne, et surtout elle lui rend son amour, se montrant ainsi
infidèle, en parole du moins, envers son époux.
Pour Victor Hugo, la pièce est aussi une satire de la noblesse, celle de cour notamment, qu'incarnent Don
Salluste, le noble dévoyé, et les ministres corrompus également.
En second lieu, une nouvelle valeur humaine apparaît : la capacité de montrer ses faiblesses sans en rougir.
La sensibilité devient une valeur héroïque, dans
Ruy Blas : le héros prouve son amour extraordinaire pour la reine en s'évanouissant, et en lui écrivant des mots d'amour anonymes ; on est loin des exploits
guerriers du Cid.
De même, à la scène 3 de l'acte V, Ruy Blas attend pour tuer Don Salluste le moment où celui-ci devient le plus insultant et brutalise
même la reine.
Il a d'ailleurs longuement hésité à risquer de perdre son amour, en révélant sa véritable identité.
Pour finir comme sur un aveu
d'impuissance, Ruy Blas choisit de s'empoisonner.
En effet, il a été finalement rattrapé par sa condition de valet ; il s'écrie lui-même « comme se réveillant tout d'un coup : Je m'appelle Ruy Blas, et je suis un
laquais ! » Il semble qu'aussi grand que se montre le héros romantique, il est incapable de changer le cours de l'histoire à son profit.
Alors que la tragédie
classique met en scène des hommes dont le destin a pu influer sur le destin du monde, comme l'empereur Auguste, le drame romantique montre des
individus broyés par la société et ceux qui la dirigent.
[Conclusion]
Le drame romantique s'oppose donc à la tragédie classique, non seule-ment dans la forme, mais aussi sur le fond.
Il refuse les anciennes règles et choisit
d'utiliser ensemble toutes les resssources de l'art romantique pour les mettre au service d'un théâtre moderne..
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