Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967).
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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique (1967).
[Vendredi, surpris par Robinson en train de fumer en cachette, a provoqué, sans le vouloir, un gigantesque incendie qui détruit tout ce que Robinson avait entrepris de construire.]
Robinson regardait autour de lui d'un air hébété, et machinalement il se mit à ramasser les objets que la grotte avait vomis avant de se refermer. Il y avait des hardes déchirées, un mousquet au canon tordu, des fragments de poterie, des sacs troués, des couffins crevés. Il examinait chacune des ces épaves et allait la placer délicatement au pied du cèdre géant. Vendredi l'imitait plus qu'il ne l'aidait, car répugnant naturellement à réparer et à conserver, il achevait généralement de détruire les objets endommagés. Robinson n'avait pas la force de s'en irriter, et il ne broncha même pas lorsqu'il le vit disperser à pleines poignées un peu de blé qu'il avait trouvé au fond d'une urne.
Le soir tombait, et il venait enfin de trouver un objet intact - la longue vue - lorsqu'ils découvrirent le cadavre de Tenn1 au pied d'un arbre. Vendredi le palpa longuement. Il n'avait rien de brisé, il n'avait même rien du tout apparemment, mais il était indiscutablement mort. Pauvre Tenn, si vieux, si fidèle, l'explosion l'avait peut-être fait mourir tout simplement de peur ! Ils se promirent de l'enterrer dès le lendemain. Le vent se leva. Ils allèrent ensemble se laver dans la mer, puis ils dînèrent d'un ananas sauvage - et Robinson se souvint que c'était la première nourriture qu'il eût pris dans l'île le lendemain de son naufrage. Ne sachant pas où dormir, ils s'étendirent tous deux sous le grand cèdre, parmi leurs reliques. Le ciel était clair, mais une forte brise nord-ouest tourmentait la cime des arbres. Pourtant les lourdes branches du cèdre ne participaient pas au palabre de la forêt, et Robinson, étendu sur le dos, voyait leur silhouette immobile et dentelée se découper à l'encre de Chine au milieu des étoiles.
Ainsi Vendredi avait eu raison finalement d'un état de choses qu'il détestait de toutes ses forces. Certes, il n'avait pas provoqué volontairement la catastrophe. Robinson savait depuis longtemps combien cette notion de volonté s'appliquait mal à la conduite de son compagnon... Moins qu'une volonté libre et lucide prenant ses décisions de propos délibéré, Vendredi était une nature dont découlaient des actes, et les conséquences de ceux-ci lui ressemblaient comme des enfants ressemblent à leur mère. Rien apparemment n'avait pu jusqu'ici influencer le cours de cette génération spontanée. Sur ce point particulièrement profond, il se rendait compte que son influence sur l'Araucan2 avait été nulle. Vendredi avait imperturbablement - et inconsciemment - préparé puis provoqué le cataclysme qui préluderait à l'avènement d'une ère nouvelle, c'était sans doute dans la nature même de Vendredi qu'il fallait chercher à en lire l'annonce. Robinson était encore trop prisonnier du vieil homme pour pouvoir prévoir quoi que ce fût. Car ce qui les opposait l'un à l'autre dépassait - et englobait en même temps - l'antagonisme souvent décrit entre l'Anglais méthodique, avare et mélancolique, et le "natif" primesautier3, prodigue4 et rieur. Vendredi répugnait par nature à cet ordre terrestre que Robinson en paysan et en administrateur avait instauré sur l'île, et auquel il avait dû de survivre.
1. Tenn : nom du chien de Robinson.
2. Araucan : nom de la tribu dont est issu Vendredi.
3. primesautier : spontané.
4. prodigue : qui n'accorde aucun prix aux biens matériels.
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