Montaigne (1533-1592), Essais, livre II, chapitre 12. Autoportrait
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Montaigne (1533-1592), Essais, livre II, chapitre 12. Autoportrait
Moi qui m'épie d'aussi près qu'il est possible, qui ai sans cesse les yeux fixés sur moi, en homme qui n'a pas grand-chose à faire ailleurs,
Fort peu soucieux de savoir
Quel roi on redoute sous l'Ourse glacée
Et ce qui alarme Tiridate...
j'oserai à peine dire la vanité et la faiblesse que je trouve en moi.
J'ai le pied si instable et si peu assuré, je le trouve si prêt à vaciller et si sujet au désequilibre, et j'ai une vision des choses si irrégulière, que, lorsque je suis à jeun, je me sens tout autre qu'après un repas ; si la santé me sourit, ainsi que la lumière d'une belle journée, me voilà homme de bonne compagnie ; mais si j'ai un cor qui me blesse l'orteil, me voilà renfrogné, peu aimable, et peu accueillant.
Le même pas d'un cheval me semble tantôt difficile, tantôt aisé, et le même chemin une fois plus court, une autre fois plus long ; un même comportement me sera, selon l'heure, plus ou moins agréable. Maintenant je peux tout faire, et, à un autre moment, je ne suis plus capable de faire quoi que ce soit ; ce qui m'est aujourd'hui un plaisir me sera une autre fois un ennui.
Je suis le siège de mille mouvements inconsidérés et contingents. Ou bien je suis sujet à la mélancolie, ou bien d'humeur irascible ; et, avec son autorité particulière, le chagrin en cet instant domine en moi ; ce sera, tout à l'heure, la joie. Si je prends des livres, j'aurai peut-être vu, en tel endroit, des beautés parfaites qui auront frappé mon imagination ; qu'une autre fois je tombe à nouveau sur ces pages, j'aurai beau tourner et virer, j'aurai beau plier et manier mon livre, ce sera à mes yeux un ensemble inconnu et sans beauté.
Même lorsqu'il s'agit de mes propres écrits, je ne retrouve pas toujours le sens de ma première pensée : je ne sais plus ce que j'ai voulu dire, et je me nuis souvent à vouloir corriger et à ajouter une nouvelle signification, pour avoir perdu la première, qui avait plus d'intérêt.
Je ne fais qu'aller et venir ; ma raison ne va pas toujours en avançant ; elle erre, elle divague,
"Comme une frêle barque
Surprise sur la vaste mer par un vent furieux..."
Chacun en dirait à peu près autant de lui-même, s'il s'observait comme je le fais.
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