Montaigne, Essais, "Apologie de Raymond Sebond" (II, 12) - Quant à l'erreur et incertitude...
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Montaigne, Essais, "Apologie de Raymond Sebond" (II, 12) - Quant à l'erreur et incertitude...
Quant à l'erreur et incertitude de l'opération des sens, chacun s'en peut fournir autant d'exemple qu'il lui plaira, tant les fautes et tromperies qu'ils nous font, sont ordinaires. [..]
Qu'on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clairsemés, qui soit suspendue au haut des tours de Notre-Dame de Paris , il verra par raison évidente qu'il est impossible qu'il en tombe, et si (1), ne se saurait garder (s'il n'ai accoutumé le métier des recouvreurs (2) ) que la vue de cette hauteur extrême ne l'épouvante et ne le transisse. Car nous avons assez à faire de nous assurer aux galeries (3) qui sont en nos clochers, si elles sont façonnées à jour (4) encore qu'elles soient de pierre. Il y en a qui n'en peuvent pas seulement porter la pensée. Qu'on jette une poutre entre ces deux tours, d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous promener (5) dessus: il n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse nous donner courage d'y marcher comme nous ferions, si elle était à terre. J'ai souvent essayé cela en nos montagne de deçà (6) (et si suis de ceux qui ne s'effrayent que médiocrement de telles choses) que je ne pouvais souffrir la vue de cette profondeur infinie sans horreur et tremblements de jarrets et de cuisses, encore qu'il s'en fallût bien ma longueur que ne fusse du tout au bord, et n'eusse sur choir(7) si je ne me fusse porté à escient au danger. J'y remarquai aussi, quelque hauteur qu'il y eût, pourvu la diviser, que cela nous allège et donne assurance, comme si c'était chose de quoi à la chute nous pussions recevoir secours; mais que les précipices coupés (8) et unis, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoiement de tête: "ut despici sine vertigine simul oculorum animique non possit(9)", qui est une évidente imposture de la vue. Ce beau philosophe (10) se creva les yeux pour décharger l'âme de la débauche qu'elle en recevait, et pouvoir philosopher en liberté.
1.Et pourtant- 2.Couvreur- 3.De nous rassurer grâce aux galeries- 4. A claire voie- 5.Pour nous promener- 6.Les Pyrénées- 7.Je n'aurais pas pu tomber sauf si je m'y étais exposé exprès ("a escient")- 8.Abrupts- 9. "Si bien qu'on ne peut regarder en bas sans que le vertige saisisse et les yeux et les esprits" (tite live) - 10. Démocrite, philosophe grec.
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- Sujet : Dans le premier livre des Essais, Michel de Montaigne explique, que, pour se former, il faut « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». En quoi peut-on dire que l’humanisme, à la Renaissance, se caractérise par une ouverture à l’autre, une interrogation sur l’autre ?
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- Albert THIBAUDET note au sujet de MONTAIGNE : Il a haï les révolutions, et cependant c'est par l'esprit et l'action révolutionnaire du XVIIIe siècle que la pensée de Montaigne est devenue chair, que l'homme selon les « Essais » a été appelé à la vie. L'oeuvre a été plus révolutionnaire que l'homme. Elle a été révolutionnaire à contresens de l'homme. En partant de cette réflexion, vous direz sur quels points et dans quelle mesure l'oeuvre de MONTAIGNE vous paraît annoncer celle des « ph