Montaigne, Les Essais Livre 2, chapitre 5
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Montaigne, Les Essais Livre 2, chapitre 5
C'est une dangereuse invention que celle des tortures et il semble que c'est plutôt une mise à l'épreuve de la capacité de souffrir qu'une mise à l'épreuve de la vérité. Celui qui peut les supporter cache la vérité. Celui qui peut les supporter cache la vérité et il en va de même… pour celui qui ne peut pas les supporter. Car pourquoi la douleur me fera-t-elle plutôt confesser ce qui est qu'elle ne me forcera à dire ce qui n'est pas ? réciproquement, si celui qui n'a pas fait ce dont on l'accuse peut trouver en lui la force de supporter ces tourments, pourquoi un coupable ne trouverait-il pas une telle force puisqu'il peut, en contre partie, s'assurer la vie sauve ? Je pense que le fondement de cette invention est la prise en considération de l'effort de la conscience. Car, dans le cas du coupable, il semble qu'elle serve d'adjuvant à la torture pour lui faire confesser sa faute, et qu'elle l'affaiblisse, et dans l'autre cas, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. À vrai dire, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger.
Que ne dirait-on, que ne ferait-on pour échapper à d'aussi vives douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor[1].
Il arrive que celui que le juge a torturé afin de ne pas le faire mourir innocent, il le fasse mourir et innocent et torturé. À cause de la torture des milliers de gens se sont chargés de fausses confessions. Parmi ceux-là, je place Philotas, considérant les circonstances du procès que lui fit Alexandre et la progression des tortures auxquelles il fut soumis.
Toujours est-il que la torture est réputée le moindre mal que l'humaine faiblesse ait pu inventer.
Invention bien inhumaine et bien inutile, à mon sens ! Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les tiennent pour barbares, estiment horrible et cruel de tourmenter et de désarticuler un homme dont la faute est encore douteuse. Qu'en peut-il, lui, de votre ignorance ? N'êtes-vous pas injustes vous qui, pour ne pas le tuer sans raison, lui faites pis que le tuer ? La preuve en est bien ainsi, la voici : voyez le nombre de fois où un homme préfère mourir sans raison que subir cette procédure d'information pire que le supplice que souvent, par sa cruauté, elle avance et accomplit.
Je ne sais d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de notre justice. Une villageoise accusait devant un général d'armée, grand justicier, un soldat d'avoir arraché à ses petits enfants le peu de bouillie qu'il lui restait pour les nourrir, l'armée ayant ravagé tous les villages des environs. De preuve, il n'y en avait point. Le général, après avoir sommé la femme de bien regarder à ce qu'elle disait, d'autant qu'en cas de mensonge elle serait coupable de son accusation, fit, comme elle persistait, ouvrir le ventre au soldat pour connaître la vérité. Il se trouva que la femme avait raison. La condamnation avait tenu lieu d'instruction.
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