On a dit que Polyeucte était la moins cornélienne des tragédies de Corneille. Dans quelle mesure pouvez-vous souscrire à ce jugement ?
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INTRODUCTION
Parmi les grandes tragédies cornéliennes, Polyeucte occupe une place à part et les contemporains pouvaient à bon
droit se trouver déroutés par une œuvre où l'auteur renouvelait aussi largement sa manière.
Sans doute le roman de
Pauline et de Sévère offrait-il à nouveau aux dévots de Corneille, après celui de Rodrigue et de Chimène, un exemple
de ces intrigues d'amour chevaleresque et malheureux où se complaisaient, à l'époque, tant d'imaginations.
Mais ni
le style, ni l'évocation du cadre, ni même la psychologie des personnages ne réunissaient ces «mérites éclatants»
qui avaient d'emblée consacré la gloire de l'auteur du Ciel.
I.
«POLYEUCTE», TRAGÉDIE CORNÉLIENNE
C'est assurément dans le roman de Pauline et de Sévère que l'on peut découvrir l'élément le plus « cornélien » de la
pièce, et le jeu des sentiments qu'il met en œuvre ne laisse à cet égard aucun doute : la nature en partie idéale de
cette inclination qui les porte l'un vers l'autre repose sur l'attrait mutuel de deux nobles âmes.
Ni l'un ni l'autre ne
sauraient se résoudre à accepter le déshonneur qu'il leur faudrait encourir Dour céder à leur passion, et chacun aime
et reste aimé en renonçant à l'autre d'un effort raisonné et volontaire.
Tel est bien en effet d'un bout à l'autre le
sentiment de Sévère quand il renonce une première fois à Pauline sans faire le moindre effort pour l'entraîner à fuir
avec lui, quand il se refuse à profiter de sa faveur nouvelle pour rompre le mariage de Pauline ou seulement pour
humilier son rival, quand enfin il intervient personnellement pour sauver cet homme dont l'existence a opposé à son
amour un second obstacle alors que le premier disparaissait.
Telle apparaît aussi Pauline dans la sincérité des
confidences qu'au début de la pièce elle fait à sa suivante Stratonice, et dans la franchise de son attitude à l'égard
de Sévère lorsqu'elle le retrouve après une longue séparation.
Comme il est naturel, le style est à l'unisson des
sentiments : les scènes consacrées à l'intrigue Sévère-Pauline sont les seules où les personnages s'expriment avec
une certaine recherche qui donne une impression de réserve décente, d'idéalisme sentimental, parfois même de
préciosité.
Le « grand Corneille » se retrouve ici tout entier.
II.
«POLYEUCTE», LA MOINS CORNÉLIENNE DES TRAGÉDIES DE CORNEILLE
Le style Mais le roman de Pauline et de Sévère ne figure dans la pièce qu'au second plan et partout ailleurs la
tragédie manifeste un renouvellement dans la manière de Corneille.
Cette impression se confirme d'abord par
l'élément le plus extérieur mais aussi le plus éclatant et le plus caractéristique peut-être d'une tragédie cornélienne :
la forme.
Le style de Polyeucte, certes, garde les principaux traits où se révèle l'écrivain de race : propriété des
termes, vigueur concentrée de la proposition, enchaînement puissamment logique des propositions en phrases,
plénitude mate des rimes.
Néanmoins, dans Polyeucte, la forme cornélienne a perdu la plupart des éléments qui lui
donnaient, dans les grandes tragédies antérieures, son extraordinaire éclat héroïque et romanesque au point de la
faire tomber parfois dans l'emphase et la préciosité.
Plus ou presque plus de jeux d'antithèses, de vers frappés en
médaille, de vers-sentences, de dialogues où d'un vers à l'autre surgissent l'attaque et la riposte ; plus de longs
débats où s'affrontent des périodes se répondant point par point, comme de véritables plaidoyers.
Du même coup, la
forme de Polyeucte, dans les passages éclatants, ne se distingue du langage courant que par la fermeté de
l'expression.
elle prend à mainte occasion une allure familière ; sans tomber dans la platitude, elle rase presque la
prose.
Il n'est pour s'en rendre compte que d'écouter Félix s'entretenant avec Pauline ou avec Albin, son confident.
Le cadre Mais ce changement extérieur et immédiatement apparent n'est que l'indice d'un changement intérieur et
qui tient au fond même du sujet.
L'étude du cadre de la pièce nous le confirme.
Le cadre, mieux encore, le fond
naturel et nécessaire d'une tragédie cornélienne, c'est une grande intrigue d'une répercussion historique où se
mêlent le romanesque et la politique.
Or nous avons déjà vu que si l'élément romanesque existe dans Polyeucte, il se
cantonne à l'arrière-plan ; quant à l'élément politique, il est autant dire absent.
Corneille a sans doute puisé le sujet
de sa pièce dans le cycle d'événements qui, du point de vue de l'histoire et de la politique, a le plus souvent et le
plus heureusement inspiré sa verve, l'histoire romaine.
Mais l'action se déroule dans une marche de l'Empire romain,
et à une époque où l'esprit romain ne se survit même plus à Rome.
Aucun personnage, pas même Sévère, ne se
présente comme le représentant qualifié de Rome.
A aucun moment, les destinées de Rome ne sont engagées.
Plus
de grandes joutes oratoires où des souverains et des ministres cristallisent en des dissertations antithétiques le
machiavélisme politique de tous les temps et où, avec l'attaque et la riposte, surgissent sous nos regards les raisons
de la grandeur et de la décadence d'un potentat, d'un régime, d'un empire.
Le seul morceau qui, dans Polyeucte,
rappelle des dissertations de cet ordre, c'est la tirade où Sévère exprime sur les chrétiens et le Christianisme
l'opinion en cours chez les païens cultivés du me siècle.
Et qu'est-ce que cette unique tirade en comparaison des
fresques qui remplissent Horace, Cinna, Pompée, Nieomède, Sertorius ?
On a donc eu tort, croyons-nous, de vouloir trouver dans cette tragédie le tableau de la naissance d'un monde et
de la fin d'un autre monde, et des convulsions qui résultent de leur conflit.
Un tableau d'histoire, c'est une
explication d'histoire, ou une peinture d'histoire.
L'explication d'histoire, nous venons de voir que Polyeucte ne la
contient pas.
Quant à la peinture d'histoire, elle en est absente tout simplement, parce que Corneille n'a jamais été
un peintre d'histoire.
Les deux facultés maîtresses du peintre d'histoire, la vision concrète et l'émotion sympathique,
répugnent à son génie.
Il n'a jamais cherché à appréhender, il n'a peut-être jamais senti les deux réalités dont
l'évocation ressuscite une époque: les milieux historiques et les âmes historiques.
Il n'a jamais sans doute pensé à
faire pressentir le murmure et le grouillement des foules autour des individus qu'il met en scène.
L'intervention de la
multitude n'est qu'une force mécanique dans l'action de son drame.
Polyeucte ne nous offre pas le tableau de deux
mondes en conflit, parce que ni de l'un ni de l'autre de ces deux mondes nous ne voyons les mœurs, parce que ni
pour l'un ni pour l'autre de ces deux mondes, nous ne respirons l'atmosphère d'idées, de sentiments où leur vie
fermente.
Il faut avouer du reste que le cadre étroit, rigoureux, abstrait de la tragédie classique rendait pareille.
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