On oppose souvent le roman autobiographique où l'écrivain, se campant lui-même sous les traits d'un de ses héros, fait revivre dans d'autres personnages ses proches et ses familiers et le roman où l'auteur, prenant sa revanche sur la vie, prête à l'un de ses héros des qualités et une forme d'existence dont il n'a pas bénéficié lui-même. Connaissez-vous une oeuvre romanesque où s'associent heureusement ces deux types de roman ?
Extrait du document
«
INTRODUCTION
La personnalité d'un romancier est toujours présente dans son oeuvre.
Dans une certaine mesure il ne peut s'empêcher de faire appel à ses souvenirs vécus
et sous les personnages qu'il met en scène on retrouve assez aisément l'image fidèle de gens qui, de près ou de loin, ont été mêlés à son existence.
Il arrive
aussi que dans l'un de ses acteurs principaux, il mette beaucoup de lui-même ; ainsi Stendhal dans Le Rouge et le Noir a transposé certains de ses familiers
et pour une large part il a créé Julien Sorel à son image.
Mais le pouvoir créateur du romancier va plus loin.
Son oeuvre est aussi l'occasion d'une revanche :
il s'y peint tel qu'il aurait voulu être, il incarne dans un de ses héros tel aspect de son caractère qu'il regrette de n'avoir pu laisser s'épanouir librement et
victorieusement dans le champ de la réalité.
En ce sens, par l'intermédiaire de Julien Sorel, Stendhal se plaît à prendre dans le domaine de la fiction une
revanche sur la vie.
I.
LA TRANSPOSITION
Sous les personnages épisodiques de son roman, Stendhal a peint certains de ses parents et de ses familiers.
Dans la V ie de Henri Brulard, il a lui-même
reconnu avoir représenté sous le nom de V alenod, le directeur du dépôt de mendicité, son compatriote Michel Faure.
Son ami Di Fiori se retrouve dans le
comte A ltamira que Julien Sorel et M athilde estiment et admirent.
De même le marquis de La Mole est en partie inspiré de Pierre Daru, cousin de l'écrivain
qui occupa le poste de secrétaire général au Ministère de la Guerre et facilita son entrée dans la carrière militaire.
Il arrive parfois qu'un seul individu serve
de modèle à plusieurs de ses héros : chez son père Chérubin Beyle qu'il n'aimait guère, il a puisé certains traits de figures peu sympathiques, le père de
Julien Sorel et Monsieur de Rénal.
Pour des personnages plus importants, en revanche, il s'inspire à la fois de plusieurs originaux.
Pour camper Mathilde de
La Mole dans sa riche complexité il rassemble des éléments empruntés à deux de ses maîtresses.
L'une, A lberte de Rubempré, une cousine du peintre
Delacroix qui menait une vie libre, en marge des convenances sociales, a légué à la jeune héroïne son anti-conformisme.
Elle aurait pu prendre pour devise
une phrase que Stendhal fait prononcer à Mathilde : « Tout doit être singulier dans le destin d'une fille comme moi.
» L'autre est Giulia Rinieri, une jeune fille
de vingt ans qui offrit délibérément son amour à Stendhal et s'employa victorieusement à vaincre ses hésitations et sa résistance : par sa fougue, son
opiniâtreté étonnante chez un être si jeune, elle s'apparente aussi étroitement à M ademoiselle de La Mole.
Enfin l'écrivain a lui-même avoué dans une lettre
à l'un de ses amis, Mareste, que lorsqu'il rédigeait la seconde partie de son roman, il avait constamment « devant les yeux » M ary de Neuville, une jeune
aristocrate qui s'était fait enlever par un jeune homme de famille bourgeoise, Édouard Grasset.
En elle il avait reconnu un être de la trempe de son héroïne et
il déclarait à son propos qu'« elle eût agi comme Mathilde ».
A insi le pouvoir créateur du romancier a librement disposé des éléments que l'observation lui
offrait.
M ais quelle que soit la manière dont il a copié, dispersé, rassemblé ces éléments, ce qui est manifeste c'est la constance avec laquelle il a utilisé les
données de l'expérience vécue.
II.
JULIEN, IMAGE DE STENDHAL
Mais les éléments empruntés au réel s'accusent encore mieux dans le portrait que Stendhal trace de Julien Sorel.
Déjà, dès les premières pages du roman,
on s'avise qu'il le fait vivre dans le cadre familial, au sein de la même atmosphère de contrainte sévère, de méfiance et d'hostilité qu'il a connue lui-même
auprès de son père et de sa tante.
Il lui fait partager ses admirations littéraires : les livres de chevet de Julien sont ceux pour lesquels Stendhal professe
une dilection particulière, le Mémorial de Saint-Hélène, les Confessions et la Nouvelle Héloïse que, de son propre aveu, il savait par coeur à vingt ans.
Et
comme on pouvait s'y attendre à partir d'un tel choix de lectures, l'un et l'autre ont un culte pour Napoléon.
En commun ils ont aussi des antipathies
profondes.
Stendhal détestait l'abbé Raillane que son père lui avait donné comme précepteur et il éprouvait à son égard une répulsion presque physique.
A
quelques exceptions près il avait étendu cette haine à l'ensemble du clergé.
C omme lui Julien est violemment anticlérical : il ne peut souffrir l'abbé Maslon
et il étouffe au séminaire.
D'ailleurs l'un et l'autre abhorrent la dictature exercée en France par la congrégation car ils ont aussi les mêmes idées politiques.
Tous deux constatent la
lente ascension du peuple et la décadence de l'aristocratie.
T ous deux professent à l'égard de la société bourgeoise une haine féroce que le romancier
assouvira en même temps que son héros dans le réquisitoire qu'il lui prête devant le jury de Besançon.
T outes ces parentés révèlent plus en profondeur des
similitudes de tempérament et de caractère.
Stendhal a, sur ce point encore, fait un aveu significatif : « La nature, dit-il, m'a donné les nerfs délicats et la
peau sensible d'une femme ».
On connaît aussi la sensibilité de Julien que les moindres détails bouleversent et qu'une simple déconvenue amplifiée par
l'imagination risque de conduire aux décisions extrêmes.
L'un et l'autre sont orgueilleux et timides.
Ils ont délibérément choisi de cacher leurs vrais
sentiments sous le masque de l'hypocrisie.
Enfin un détail paraît d'autant plus significatif qu'il revêt en soi moins d'importance : Stendhal, sous la dictée de
son cousin Daru, avait écrit cella au lieu de cela.
Julien, au service du marquis de La Mole, commettra la même bévue.
III.
JULIEN, REVANCHE DE STENDHAL
Pourtant le romancier n'a pas créé entièrement le personnage à son image.
Par certains traits Julien est différent de Stendhal.
Mais dans la mesure où il
s'éloigne de lui, il se rapproche de son image idéale.
Il ressemble comme un frère à celui que Stendhal aurait rêvé d'être et qu'il n'a pas été.
Stendhal était
laid.
Il ne se faisait sur ce point aucune illusion et son oncle Romain Gagnon lui avait lui-même, sans méchanceté mais sans ambages, déclaré qu'il n'était
pas beau.
Les portraits que nous possédons de l'écrivain, à vingt ans, ne peuvent que nous faire souscrire à ce jugement.
Or non seulement il octroiera
libéralement à Julien cette beauté qui lui manque mais il lui prête une distinction et une finesse de traits qui contraste avec son propre visage assez épais.
Julien a de grands yeux noirs, les traits irréguliers mais délicats, une taille svelte et bien prise ; Mathilde remarquera un jour avec complaisance qu'il a
grandi et que sa silhouette est devenue plus mince encore.
C ette distinction naturelle permet à Julien de paraître à son avantage auprès des jeunes
aristocrates parisiens.
Or le romancier n'avait pas la distinction en partage.
Tout se passe donc comme s'il trouvait dans les grâces dont il a paré ce
personnage qui l'incarne quelque compensation à ses propres disgrâces.
Pour Stendhal, l'amour a toujours été comme il l'a déclaré « la plus grande des affaires et la seule ».
Mais il connut d'amères désillusions.
On n'ignore pas
en particulier les assiduités dont il poursuivit longuement et vainement M athilde Denbowska.
Julien est aussi un passionné mais déjà dans son adolescence
« sa jolie figure commençait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles » et l'on sait assez qu'il ne rencontra pas de cruelles.
A lire les pages
où l'écrivain évoque les amours de son personnage et de Madame de Rênal, à voir la complaisance avec laquelle il évoque les gestes de tendresse que cette
femme prodigue à son jeune amant, on conçoit aisément que le romancier a pris sur le plan de l'imaginaire la place de son héros et qu'il s'attarde à goûter
par procuration une certaine qualité d'intimité douce et confiante à laquelle il aspira toujours.
Mais surtout, mieux que n'avait su le faire son créateur dans sa propre vie, le jeune Sorel affirme en face des événements ce culte de l'énergie qui l'anime.
11 poursuit avec tenacité le combat de son ambition contre tous les obstacles matériels, faisant fi des préjugés sociaux comme des règles de la morale.
C 'est ainsi que ce fils de charpentier devenu secrétaire du marquis de La Mole saura s'imposer dans ce milieu aristocratique où il faisait d'abord piètre
figure, gagnant la confiance du marquis, séduisant sa fille, l'altière Mathilde, qu'il est sur le point d'épouser, conquérant un titre de noblesse, un brevet
d'officier.
Même quand le sort se retourne contre lui, sa force de caractère ne faiblit pas.
En un sens son exécution est une apothéose.
CONCLUSION
Tel est donc le privilège du romancier.
Il possède le don précieux de rendre présents à son souvenir les êtres dont les rencontres ont jalonné son passé.
Il
sait leur redonner pour jamais couleur et vie.
P our lui comme pour ses lecteurs ce passé est devenu un éternel présent.
Mais surtout le champ du roman
offre à ses dons le privilège de compenser par l'imagination les disgrâces de son existence réelle, de s'incarner dans des êtres en qui se révèlent et
s'affirment les qualités qui lui ont manqué et pour qui se trace une ligne de vie que la vie lui a refusée.
A ce jeu, il goûte un épanouissement et une plénitude
que les vicissitudes de l'existence n'ont jamais permis de connaître même à ceux que le sort a comblés..
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