Paul Claudel, l'Échange
Extrait du document
[Dans une de ses pièces, un auteur dramatique du XXe siècle place dans la bouche de trois personnages, une conversation ayant pour sujet... le Théâtre.]
LECHY ELBERNON. — ... Moi je connais le monde. J'ai été partout.
Je suis actrice, vous savez. Je joue sur le théâtre.
Le théâtre. Vous ne savez pas ce que c'est ?
MARTHE. — Non.
LECHY ELBERNON. — Il y a la scène et la salle.
Tout étant clos, les gens viennent là le soir, et ils sont assis par rangées les uns derrière les autres, regardant.
MARTHE. — Quoi ? Qu'est-ce qu'ils regardent, puisque tout est fermé ?
LECHY ELBERNON. — Ils regardent le rideau de la scène, Et ce qu'il y a derrière quand il est levé.
Et il arrive quelque chose sur la scène comme si c'était vrai. MARTHE. — Mais puisque ce n'est pas vrai ! C'est comme les rêves que l'on fait quand on dort.
LECHY ELBERNON. — C'est ainsi qu'ils viennent au théâtre la nuit.
THOMAS P. NAGEOIRE. — Elle a raison. Et quand ce serait vrai encore, qu'est-ce que cela me fait ?
LECHY ELBERNON. — Je les regarde, et la salle n'est rien que de la chair vivante et habillée.
Et ils garnissent les murs comme des mouches, jusqu'au plafond. Et je vois ces centaines de visages blancs.
L'homme s'ennuie, et l'ignorance lui est attachée depuis sa naissance.
Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c'est pour cela qu'il va au théâtre.
Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n'a point envie de s'en aller.
Et je les regarde aussi, et je sais qu'il y a là le caissier qui sait
que demain
On vérifiera les livres, et la mère adultère dont l'enfant vient de tomber malade,
Et celui qui vient de voler pour la première fois, et celui qui n'a rien fait de tout le jour.
Et ils regardent et écoutent comme s'ils dormaient.
MARTHE. — L'oeil est fait pour voir et l'oreille
Pour entendre la vérité.
LECHY ELBERNON. — Qu'est-ce que la vérité ? Est-ce qu'elle n'a pas dix-sept enveloppes, comme les oignons?
Qui voit les choses comme elles sont ? L'oeil certes voit, l'oreille entend.
Mais l'esprit tout seul connaît. Et c'est pourquoi l'homme veut voir des yeux et connaître des oreilles
Ce qu'il porte dans son esprit, — l'en ayant fait sortir. Et c'est ainsi que je me montre sur la scène.
MARTHE. — Est-ce que vous n'êtes point honteuse ?
LECHY ELBERNON. — Je n'ai point honte! mais je me montre, et je suis toute à tous.
Ils m'écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j'entre dans leur âme comme dans une maison vide.
C'est moi qui joue les femmes :
La jeune fille, et l'épouse vertueuse qui a une veine bleue sur la tempe, et la courtisane trompée.
Et quand je crie, j'entends toute la salle gémir.
Paul Claudel, l'Échange (Gallimard).
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