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Paul Eluard: La victoire de Guernica

Extrait du document

La victoire de Guernica I Beau monde des masures De la nuit et des champs II Visages bons au feu visages bons au fond Aux refus à la nuit aux injures aux coups III Visages bons à tout Voici le vide qui vous fixe Votre mort va servir d'exemple IV La mort coeur renversé V Ils vous ont fait payer la pain Le ciel la terre l'eau le sommeil Et la misère De votre vie VI Ils disaient désirer la bonne intelligence Ils rationnaient les forts jugeaient les fous Faisaient l'aumône partageaient un sou en deux Ils saluaient les cadavres Ils s'accablaient de politesses VII Ils persévèrent ils exagèrent ils ne sont pas de notre monde VIII Les femmes les enfants ont le même trésor De feuilles vertes de printemps et de lait pur Et de durée Dans leurs yeux purs IX Les femmes les enfants ont le même trésor Dans les yeux Les hommes le défendent comme ils peuvent X Les femmes les enfants ont les mêmes roses rouges Dans les yeux Chacun montre son sang XI La peur et le courage de vivre et de mourir La mort si difficile et si facile XII Hommes pour qui ce trésor fut chanté Hommes pour qui ce trésor fut gâché XIII Hommes réels pour qui le désespoir Alimente le feu dévorant de l'espoir Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l'avenir XIV Parias la mort la terre et la hideur De nos ennemis ont la couleur Monotone de notre nuit Nous en aurons raison. Paul Eluard, Cours naturel, 1938

« L'orientation du commentaire Les indications du libellé sont presques superflues.

Elles orientent vers ce qui ne pouvait passer inaperçu : l'indignation à l'égard de ceux qui n'ont pas hésité à anéantir sous les bombes un village et ses habitants.

Cette indignation s'exprime en deux portraits antithétiques : celui des victimes auxquelles va la sympathie profonde d'Eluard et sa pitié; celui des bourreaux dont il dénonce l'hypocrisie et l'inhumanité.

Notons en outre cette impression d'horreur inspirée par l'évocation de la mort qui va se préciser et s'accuser au cours de la progression des strophes.

Le portrait des victimes, celui des bourreaux, cette présence tragique de la mort, peuvent ainsi constituer les trois points autour desquels va s'organiser le commentaire. Introduction La guerre civile espagnole.

Un des drames les plus sanglants de ces années pourtant si fertiles en massacres.

En une nuit, le petit village de Guernica est détruit, avec ses habitants, pilonné par l'aviation.

De cette guerre atroce, c'est l'épisode qui frappe le plus les esprits.

Picasso lui consacre une de ses œuvres les plus déchirantes, et la parole d'Eluard éclate sous la poussée de la colère et de la douleur. 1.

Le peuple, héros et victime . Beaucoup ont ressenti comme une défaite le bombardement de Guernica parce que les victimes représentaient avant tout le peuple.

C'est aussi pour cette raison qu'Eluard en est profondément frappé.

En l'occurrence, il s'agit d'une population misérable et l'auteur insiste sur cette idée puisque c'est par elle que s'ouvre le poème : « Beau monde des masures De la mine et des champs ». Il retrouve alors les accents d'un Verhaeren chantant l'homme au travail.

L'opposition « beau/masure » est significative : l'auteur prend parti pour ce peuple en montrant l'injustice d'un ordre où les efforts sont payés par la pauvreté. L'alliance « mines/champs » réalise le désir d'union entre ouvriers et paysans, parce que leurs buts sont les mêmes, comme sont semblables leurs dures conditions de vie.

Celles-ci sont précisées dans la deuxième strophe : feu, froid, nuit, injustice, coups.

Conditions de travail pénibles, car ils assurent les tâches les plus ingrates, mais aussi parce que leurs maîtres les accablent.

L'opposition avec « bons » répété suggère qu'on les considère comme des bêtes appréciées uniquement pour leurs capacités de travail.

L'accumulation de plus en plus rapide (vers 3-4) fait sentir l'indignation sous-jacente devant de pareils traitements.

La vie qu'ils mènent, deux termes la caractérisent : « la misère » (vers 11) et « parias » (vers 36).

Le premier renferme toute la difficulté à vivre et l'injustice; le second est plus riche de sens car il fait de ces hommes le symbole de tous ceux qui sont rejetés, méprisés.

Exclus de ce monde inique, et finalement supprimés. Pourtant, c'est parmi eux que l'on trouve les vraies valeurs morales, les plus élevées.

Reviennent comme un leitmotiv au milieu du poème : « les femmes, les enfants ont le même trésor...

».

Inattendus dans ce texte dur et révolté, ces vers offrent une double perspective.

Ils sont comme une pause, un bain de fraîcheur, d'autant plus ressentis qu'ils suivent une explosion de colère (vers 18).

La strophe 8 est remarquable par son allure sereine; on peut dire d'un seul souffle les quatre vers qui la composent; beaucoup de voyelles les rendent chantants et clairs; les images évoquées « feuilles vertes, printemps, lait », font partie des représentations les plus idylliques de la nature; « trésor, durée, yeux, purs (répété) », élèvent ce tableau en lui donnant une signification spirituelle.

Un asile de paix dans un monde impitoyable. Cette image est reprise trois fois, chacune avec une valeur différente.

Dans la strophe 9, la mélodie est interrompue par une considération plus pessimiste : « Les hommes le défendent comme ils peuvent », premier signe de défaite possible, de faiblesse, d'impuissance.

Car ce trésor est d'autant plus fragile qu'il est précieux, et pour ces hommes il est la chose la plus vulnérable.

A la strophe 10, cette impression se confirme et la belle vision s'évanouit. Ainsi, le peuple représente le monde du courage de vivre, fait de travaux durs et mal récompensés, et pourtant de douceur aussi, et d'un idéal fragile et jamais atteint. 2.

Les bourreaux Face à lui, on peut dire contre lui, des ennemis sans visage appartenant à un univers tout à fait opposé.

Fait significatif, alors que Paul Eluard parle à plusieurs reprises des « visages » du peuple, ses adversaires sont désignés par un « ils » vague et allusif (strophes 5, 6 et 7).

Aux « hommes réels », aux « femmes » et aux « enfants » font face des êtres dépourvus de tout signe d'humanité.

Cette impression est renforcée par la répétition presque obsessionnelle de ce « ils » en début de vers. Pas de visage donc, mais des caractéristiques communes et d'abord la dureté.

On la pressent avant même que l'auteur n'en parle : « injures, coups » n'en doutons pas viennent d'eux, l'injustice aussi.

Puis la strophe 5 précise ce trait.

Le terme essentiel est : « payer »; les autres travaillent, rêvent de bonheur, eux font payer.

Mais on sent percer l'indignation dans les termes qui précisent de quoi ils sont débiteurs : « pain, ciel, terre, eau, sommeil, misère »; une longue énumération qui obéit à une progression dans l'iniquité.

Déjà le prix du pain paraît bien cher alors que ce sont eux qui le produisent; mais même les éléments naturels essentiels qui sembleraient logiquement appartenir à tous, comme si pour ces gens tout pouvait devenir propriété privée.

Le terme « sommeil » marque un nouveau degré dans l'exploitation; même une bête a droit au sommeil, mais apparemment pas ceux qui travaillent durement.

Enfin « misère » porte à son apogée la dérision sinistre de ces individus.. »

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