Paul Valéry donne aux écrivains ce conseil: Entre deux mots il faut choisir le moindre. Vous rapprocherez cette boutade de la définition qu'André Gide propose du classicisme: C'est l'art de la litote. Vous vous demanderez quel aspect du classicisme et, d'une façon générale, quelles positions littéraires sont ainsi définis ?
Extrait du document
«
Introduction.
Tout artiste veut produire un certain effet au moyen d'un certain matériel concret (mots, couleurs, sons, pierres).
Quel est le rapport entre
les moyens et les effets ? Solution classique ou du moins d'esprit classique : le minimum de moyens pour le maximum d'effets.
Valéry,
Gide, esprits classiques, se rallient à cette position.
Est-elle la seule ? n'a-t-elle pas ses limites et ses inconvénients (risque de
sécheresse, de pauvreté) ?
I.
L'économie des moyens chez les classiques.
1.
Examen de la rhétorique classique.
a) Cette rhétorique vise à éviter tout ce qui force la note pour rien.
Pascal fournit beaucoup d'indications à ce sujet : « Masquer la nature
et la déguiser.
Plus de roi, de pape, d'évêque, — mais auguste monarque; etc.; point de Paris, — capitale du royaume.
Il y a des lieux où
il faut appeler Paris, Paris, et d'autres où il la faut appeler capitale du royaume » (éd.
Brunschvicg, Pensées).
Et Pascal résume ailleurs sa
pensée dans une formule saisissante : « Abus d'épithètes, mauvaise louange.
»Boileau exprime la même opinion : « Qui ne sait se
borner ne sut jamais écrire » (cf.
: Art poétique, I, 49-63).
b) Elle proscrit particulièrement : d'une part, les épithètes forcées ou même simplement celles qui imposent trop brutalement à l'esprit du
lecteur ce que l'on veut démontrer (cf.
l'exemple du « grand empereur » dans la « Lettre de Mitoh »); d'autre part, les images que Pascal
appelle trop luxuriantes et les mots hardis que l'on juxtapose inutilement (« Éteindre le flambeau de la sédition, » trop luxuriant.
— «
L'inquiétude de son génie; » trop de deux mots hardis.
Pensées, 59).
Il semble que ce style cherchera surtout la précision des termes et
plus encore l'exactitude des rapports qui donne leur forcé aux mots.
2.
Étude d'exemples.
Les meilleurs sont dans Racine, ce qui est d'autant plus paradoxal que sa tragédie est bien plus en discours qu'en
spectacle.
On en trouvera facilement d'aussi significatifs que celui que nous offre la célèbre entrée en scène d'Andromaque :
« Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie Le seul bien qui me reste et d'Hector
et de Troie, J'allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui : Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui.
»
Pas une épithète, pas une image, pas un « mot hardi », mais violence de sa haine pour Pyrrhus, qu'elle traite de geôlier (garde), de tyran
(souffrez) ; intensité de son amour pour son fils (point encore embrassé d'aujourd'hui) ; profondeur de son malheur et de ses souvenirs
(Hector, Troie, pleurer).
Tout ceci est, de plus, mis en relief par la situation, la galanterie de l'apostrophe de Pyrrhus.
II.
La litote et le classicisme.
Ce goût de la litote n'est pas une simple manie, il répond à toute une esthétique :
1.
Par rapport à l'objet à peindre : la litote est ce qui évite de dépasser, par l'expression, la nature, le « modèle naturel » (Pascal) qu'il
faut imiter; le jargon précieux dépasse la nature, comme une femme trop chargée de bijoux écrase sa propre beauté (cf.
Pensées, 33).
2.
Par rapport à l'harmonie interne de l'oeuvre : la litote porte à travailler l'harmonie d'ensemble plutôt que le détail.
Celui-ci, n'ayant pas
d'intensité propre, trouve son intensité dans ses rapports avec l'ensemble de l'oeuvre : le classique ne fait jamais le vers pour le vers.
3.
Par rapport à la personne de l'écrivain et à celle du lecteur : la litote implique une véritable attitude morale; l'écrivain ne s'impose pas,
mais attend en quelque sorte que la force de ses idées soit rétablie par le lecteur.
Non point qu'il suggère à la manière d'un symboliste en
laissant une marge d'indétermination et de rêverie au profit de ce lecteur (l'art classique reste toujours rationnel et précis), mais il
s'arrangera plutôt pour faire comprendre un rapport que pour imposer une image ou une qualité.
III.
L'art baroque ou la profusion de la vie.
Précisément le danger de cet art est dans un amenuisement et une virtuosité desséchée.
1.
A force de préférer le rapport à la couleur, on tombe dans un art intellectuel et anémié : le néo-classicisme de Voltaire, par exemple, et
de beaucoup d'autres, moins grands que lui.
2.
Pour rester en deçà de ce qu'on a à dire, on finit par abuser de la virtuosité : la périphrase néo-classique accomplit des prodiges
d'acrobatie pour éviter le mot propre, parce qu'il s'impose trop brutalement; mais elle tombe alors dans l'énigme et le bel esprit ce qui, en
un sens, rejoint les défauts de la préciosité.
3.
Périodiquement la littérature éprouve le besoin de réactions baroques ou romantiques : couleur des épithètes, images luxuriantes,
termes précis...
(cf.
les Burlesques du XVIIe siècle, ceux que Théophile Gautier appelle les « Grotesques » : Mathurin Régnier, Théophile
de Viau...).
Le but de cet art est la vie dans toute sa plénitude; c'est au nom du même étendard de la vie que les romantiques dressent
leur protestation contre l'art des classiques, qu'ils accusent de ne pas nommer « le cochon par son nom » (cf.
Victor Hugo).
Sans doute ne
faut-il pas confondre baroque et romantisme; mais il faut reconnaître qu'ils sont en réaction analogue contre un art de la litote.
Conclusion.
A partir d'un petit conseil de style donné par Valéry et d'un mot de Gide sur le classicisme, nous avons pu définir deux positions
fondamentales qui continuent de nos jours à s'opposer.
Valéry, Gide, plus près de nous Camus, persistent à mettre leur coquetterie dans
une expression volontairement réservée, dans un refus de s'imposer qui leur semble conforme au meilleur de l'esprit français.
Ils ont
d'ailleurs pu y être encouragés, au lendemain du symbolisme, par certains procédés poétiques lancés par Baudelaire (suggestion,
correspondance) et développés par Mallarmé, procédés qui apparentaient la poésie nouvelle au classicisme : la comparaison entre Valéry
et Racine est usuelle.
On peut se demander toutefois dans quelle mesure il n'y a pas, dans ce rapprochement entre l'antique litote et la
moderne suggestion, un jeu sur les mots.
En effet la suggestion est très différente de la litote; de même, le classicisme de Gide ne
l'empêche pas de forcer sur les couleurs, sur la richesse exotique des noms (cf.
Les Nourritures terrestres) : l'esprit classique est bien
perdu et, aujourd'hui, nous attendons trop de vie de la littérature pour nous contenter d'un art de la litote.
Le conseil de Valéry garde tout
de même sa valeur de leçon..
»
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