Paul VERLAINE (1844-1896) (Recueil : Fêtes galantes) - Colloque sentimental
Extrait du document
«
Ce mélancolique et vaporeux poème est une des pièces des Fêtes galantes.
Le « saturnien'" » VERLAINE — ainsi se
qualifiait-il —, qui a toujours, pense-t-il, dans sa vie : « bonne part de malheur et bonne part de bile », a d'abord
fréquenté le Parnasse, et son premier recueil Poèmes saturniens en porte en partie la marque.
Mais bientôt il se sent
emporté « de çà de là », et bien loin de la facture sculpturale d'un LECONTE DE LISLE, c'est vers la musicalité t que
son inspiration glisse « brumeusement ».
Les Fêtes galantes ont déjà l'art subtil du monde musical berçant des «
propos fades » comme ceux des personnages de la comédia dell'arte peints par WATTEAU, ces « masques et
bergamasques » (Clair de lune) qui se montrent à travers les frissons des arbres, en silhouettes fantomales.
Ainsi sont
les deux protagonistes de ce Colloque sentimental, rencontre nostalgique : ils se sont aimés, perdus, ils se rencontrent
mais ne se retrouvent pas.
Et c'est sur fond d'un univers fantastique où le surnaturel devient réalité, que flotte un
climat spectral d'étrangeté.
N'en ressort que mieux, sous l'apparente fadeur, un intangible regret du temps du bonheur,
exprimé dans un dialogue dramatique, car sans échange.
Parce que né sous le signe de Saturne.
Il est toujours possible île préciser ainsi l'annonce de chaque thème.
Tout le texte est baigné dans la mélodie secrète d'un monde mystérieux, où un lien étroit mais imperceptible s'est tissé
entre réalité et surnaturel, vie cl mon...
Une impression de flottement, d'insaisissable s'en dégage, l'as de frontière
nette entre la vie et la mon.
peu à peu un climat surprenant investit ce qui aurait pu être un élément de description :
le « parc », mais les adjectifs qui lui sont accolés seraient aussi bien appliqués aux humains : « vieux » « glacé » ; or
ce dernier paralyse en réalité toute véritable manifestation d'humanité.
Il semble transformer ce « parc », terme qui
évoque ordinairement un espace agréable, en une barrière qui tient à distance.
Le passage du premier au second
adjectif suggère d'ailleurs celui de la vieillesse à la mort.
Le seul témoin de cette atmosphère dissonante, du moins
celui qui est nommé précisément, est la nuit : « la nuit seule entendit...
».
témoin exceptionnel, puisque unique, et
combien bizarre, elle qui est l'heure où se cachent, se dissimulent la vitalité, l'ardeur de ce qui aurait dû être une
rencontre amoureuse.
Or la rencontre elle-même n'est plus qu'un reflet vague de ce qui a été, elle passe ou plutôt elle
a déjà « passé » avant même, presque, d'avoir eu lieu.
La répétition de « passé » est à ce sujet significative.
Elle a
passé comme « ont...
passé » les « deux formes » qui semblent flotter dans ce décor sans âme.
Ce dernier, bien que
répété, — deux fois revient le vers « Dans le vieux parc solitaire et glacé » —, décor d'absence et d'indifférence («
solitaire »), est comme englouti par la nuit qui devient donc normalement « seule » présente, à part les « deux
spectres ».
L'emploi du verbe « entendit » dont « la nuit » est sujet, verbe réservé généralement à un être vivant
comme l'homme, renforce l'idée de personnification ; ou de semi-allégorie car la lettre n initiale n'est pas une majuscule
; elle permet de penser que la nuit se fond dans l'ensemble, comme « parc » et « formes » se fondent dans la nuit.
Cependant celle-ci devient symbole de cette rencontre de sentiments morts, de ce couple qui se révèle, en mollesse
et demi-teinte, définitivement éteint.
L'allure de chanson, de refrain du poème, de répétition douce, « mélancolise » —
terme créé plus tard par APOLLINAIRE — une romance qui devient sans paroles, malgré ses apparences de dialogue :
souvenirs, donc quelque chose qui revient à l'esprit plus ou moins déformé.
Ce qui complète l'étrangeté c'est la texture
des êtres qui se meuvent comme dans le lointain, aux « yeux morts », aux « lèvres molles », à la limite entre des êtres
sans volonté, vidés de substance morale, ou de véritables ombres : on ne sait ; et tout en devient singulier.
Leurs
mouvements aussi appartiennent-ils au présent ou à un monde chimérique ? Le passé composé : « ont ...
passé », «
ont évoqué » et surtout la locution temporelle « tout à l'heure » gomme immédiatement le présent pourtant utilisé
entre les deux passés composés (« leurs yeux sont...
leurs lèvres sont...
») et le rejette dans un passé proche sans
doute mais qui devient actuel.
Cette temporalité continuellement équivoque était déjà visible dans la présentation du
parc dont le qualificatif « vieux » sous-entend qu'à un moment il était beau, luxuriant, symbole d'une vie qui comme le
parc devient « glacé[e] ».
Tout s'englue dans le doute, l'imprécis, comme ce premier témoin « on », indéfini : « Et l'on
entend...
» C'est la présence de la mort : « leurs lèvres sont molles », qui fait prévoir l'absence de langage, et
pourtant — contradiction — ils parlent et le témoin les comprend, bien qu'il les entende « à peine ».
Quant à ce témoin
il va peu à peu s'identifier à la nuit.
Langage mort cependant et de mort, car il ne s'agit que de disparition, d'absence,
de la néantisation du couple, d'un amour mort, noir comme la couleur du ciel, noir dans la nuit.
Ainsi, avec des spectateurs impalpables : « on entend ».
« la nuit entendit ».
une représentation dont on ne sait si elle
est présente ou déjà passée (« entendre » est d'abord au présent puis à la fin du bref poème au passé simple), un
décor seulement ébauché, des acteurs que « l'on entend à peine » et qui eux-mêmes ne se rejoignent pas.
c'est un
bien curieux spectacle auquel nous convie Verlaine.
Et pourtant ce sont bien les éléments du théâtre que nous avons
là.
un théâtre d'ombres sans doute mais qui n'en est que plus pathétique, car il touche de pitié et de malaise le
lecteur, plus dramatique aussi car il révèle le secret d'un couple détruit : par le temps? l'absence? l'incompréhension?
Le drame est justement de ne savoir par quoi.
Les « choses du théâtre » sont toutes là : un lieu, un moment, des
personnages : la pièce peut se jouer, celle de l'inconstance des amants, le drame aussi du langage.
Tout est situé sur
scène.
C'est d'abord le décor, présenté dans le premier vers avec sa forme d'ensemble : « un vieux parc » et
l'atmosphère qu'il dégage, mélancolique (« solitaire »), plus même : « glacée ».
Les couleurs de ce décor sont indiquées
à la lin du poème : « le ciel noir » que complète l'expression : « la nuit seule ».
tandis que l'aspect d'abandon est
donné par le détail des « avoines folles ».
herbes des lieux incultes.
Le décor encadre donc histoire et paroles, comme
au théâtre.
Notons cependant la répétition de la présentation du cadre (cinquième vers) de façon absolument
identique à celle du début (premier vers), ce qui curieusement au lieu de confirmer apporte au contraire une notion
moins ferme, un peu irréelle, sans doute celle qui correspond à l'heure nocturne.
— Au théâtre, il est évident que les personnages sont essentiels ; ce sont eux qui se meuvent sur scène devant, ici,
nos yeux de lecteurs-spectateurs.
Or ils sont « deux formes », « deux spectres », des silhouettes, des squelettes?
Mais ils bougent : ils « ont passé », « ils marchaient ».
Leur aspect physique comporte des précisions : « yeux morts »,
« lèvres molles ».
— Mais surtout les personnages de théâtre parlent.
Le dialogue est essentiel à la scène, c'est également le cas ici : ils
« ont évoqué le passé ».
La présentation graphique souligne les paroles dialoguées à l'aide de tirets qui représentent
chaque tirade.
Elles sont d'ailleurs construites théâtralement, par exemple en parallèle :.
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