Pensez-vous comme Du Bellay, que le poète qui « chante » son mal l'enchante ?
Extrait du document
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Définition des termes du sujet
Il faut tout d'abord remarquer que le sujet ne porte que sur un seul genre littéraire : celui de la poésie.
Toute tentative romanesque ou
théâtrale pour « enchanter son mal en le chantant » ne sera pas un exemple pertinent pour traiter le sujet.
Une fois cette délimitation générique posée, il faut examiner la citation.
C'est un poète qui en est l'auteur, on peut donc y voir à la fois
une affirmation théorique et une affirmation d'expérience ; cette ambivalence fait la particularité du propos de Du Bellay, car, au-delà
du jeu de mot, lui-même poétique, sur la proximité entre « chanter » et « enchanter », semblant poser une équivalence entre l'activité
du poète et celle du magicien ou de l'enchanteur, il allie à un propos sur le genre poétique un propos d'une nature plus psychologique
et personnelle : à la technique poétique se trouve associé un certain sentiment, puisque celui qui « chante son mal », c'est-à-dire qui
exprime une douleur qui lui est propre grâce au medium littéraire qu'est le genre poétique, compris ici comme un art du chant au sens
large (on pourra penser au sens latin du chant comme envoûtement, sens courant pour les poètes de la Pléiade dont fait partie Du
Bellay) « enchante ce mal », c'est-à-dire lui donne une certaine teneur enchanteresse, esthétisée, sublimée, grâce à la poésie, si bien
que la douleur personnelle se trouve dépassée et sublimée par son expression poétique.
C'est sur la pertinence de cette notion de
sublimation d'un état douloureux du poète qu'il conviendra donc de s'interroger : plus précisément, que fait le poète de sa douleur
grâce à la poésie ? L'enchante-t-il, comme le soutient Du Bellay, en faisant une instance sublime, ou peut-être même en
l'universalisant ? Ou bien l'exprime-t-il simplement, en reconnaissant qu'il n'est pas d'enchantement possible ?
Le second point central du sujet est celui qui porte sur le genre poétique lui-même en tant qu'il est le genre du chant : il ne s'agit pas
seulement ici d'exprimer son mal au sens large, c'est-à-dire d'en parler et d'en faire un sujet d'écriture, mais de le chanter, c'est-à-dire
de le mettre en vers, de lui donner la puissance propre de la poésie, et, nous l'avons dit plus haut, de lui donner la puissance
évocatoire, semblable à celle de la magie, qui est propre à la poésie, par la musicalité et l'usage particulier du langage qu'elle induit
(Du Bellay étant en effet l'auteur de la Défense et illustration de la langue française , qui promeut l'usage poétique du français et son
enrichissement).
C'est donc finalement aussi la puissance évocatoire de la poésie qui doit être interrogée ici, en relation avec la
question plus particulière de l'expression et de la sublimation de la douleur, et selon un angle d'attaque double : ce pouvoir singulier
dont parle Du Bellay peut-il être considéré comme une caractéristique générale du genre poétique ? Et, d'une manière plus large, l'idée
même de ce pouvoir est-elle valable, ou n'est-elle qu'une illusion esthétique ?
Eléments pour le développement
I.
La poésie et l'enchantement de la douleur : la conception de Du Bellay
La première partie du devoir devra apporter des éclaircissements sur la position de Du Bellay et des arguments en sa faveur.
On
pourra remarquer tout d'abord que la douleur – par exemple la douleur amoureuse – est un thème majeur de la poésie tout au long de
son histoire, de la poésie latine au XXè siècle.
D'autre part, la poésie est un genre littéraire qui se distingue par la présence fréquente
et visible du poète dans ses textes, qui s'exprime sous la forme du « je », que ce « je » soit biographique ou plus universel, le poète se
posant alors comme porte-parole de l'humanité entière.
Cette présence du « je » dans la forme poétique invite à accorder crédit à la
place centrale qu'accorde ici Du Bellay à la douleur, qui ne peut partir que d'une expérience personnelle.
L'enchantement passerait
alors par un élargissement de la perspective individuelle vers une perspective universelle – c'est le principe du lyrisme ; on pourra citer
l'exemple des Contemplations de Victor Hugo, parlant notamment de la douleur de la mort de sa fille, Léopoldine, et donnant à cette
douleur une portée universelle, cosmique.
Enfin, troisième élément pour poser la thèse de Du Bellay, la place donnée au travail de la
langue et de sa musicalité dans le genre poétique invite à inviter celle-ci comme un art de l'enchantement au sens premier du terme,
comme un art de la « sorcellerie évocatoire » (Baudelaire) sublimant et universalisant toutes choses.
Le chant qu'est la poésie ferait
passer la douleur individuelle du côté de l'universel et ferait donc passer la douleur derrière le chant universel.
II.
Les limites de la position de Du Bellay : le dépassement de l'individualité de la douleur du poète et le caractère
réducteur du concept d'enchantement pour définir le genre poétique
Les limites de la thèse de Du Bellay peuvent être définies sur deux plans distincts.
Le premier de ces plans est celui du statut de
l'invidu-poète : s'il est souvent visible il ne se pose pas nécessairement comme le sujet personnel de son œuvre, si bien qu'il n'est pas
pertinent de dire « qui chante son mal l'enchante » puisque le pronom « qui » contient finalement deux sujets différents : l'individu
poète et l'artiste qui par son art dépasse son individualité.
Il faudrait alors plutôt dire que celui qui chante son mal rend son mal
universel.
Le second plan possible pour une critique serait celui de l'enchantement : cette notion d'enchantement est en effet connotée
positivement, elle semble renvoyer à une sublimation effaçant la douleur pour la tirer du côté de la beauté : réduire la poésie à cela,
c'est la refuser comme mode d'exploration et d'affrontement de soi, or, à partir du XIXè siècle, la poésie entend assumer cette
fonction, avec cruauté parfois, en refusant tout enchantement.
L'humour noir d' « Une charogne » de Baudelaire, le lyrisme cruel de
Lautréamont dans les Chants de Maldoror, sont à comprendre non pas comme un enchantement du mal, mais comme un plongeon,
sans complaisance et sans recherche d'embellissement, en lui.
Chanter son mal, c'est alors l'affronter sans l'enchanter.
Conclusion
Si la position de Du Bellay est valable et rend compte d'une singularité du genre poétique, on ne peut cependant pas considérer qu'elle
est pertinente pour l'ensemble de ce dernier : le poète souffrant peut choisir de ne pas enchanter son mal, la poésie n'est pas une
évocation sublimant et adoucissant la vie mais plutôt un affrontement de la vie, qui peut ou non prendre la forme d'un enchantement.
Ce propos est finalement typique de la poésie baroque et classique, recherchant la sublimation et l'agrément ; il ne vaut plus dès le
XIXè siècle, c'est-à-dire lorsque la poésie devient une manière d'exprimer et d'affronter la douleur sans l'enchanter ni l'adoucir.
En tout
cas, cette citation a le mérite de mettre en lumière un caractère singulier du genre poétique, qui est de lier intimement le « je » du
poète à son art : plus que tout autre genre littéraire, la poésie est art de l'expression intime de soi..
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