Pensez-vous que le romancier puisse, à partir d'un seul personnage, représenter tout un groupe social ?
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Ce sujet fait écho à la problématique du roman réaliste : c'est en effet l'objectif poursuivi par l'école réaliste, que de
créer par des personnages emblématiques une reproduction de la fresque sociale de l'époque vécue par les
romanciers.
Ce sujet pose donc le problème de la référentialité de la littérature :la création littéraire fait-elle
référence au monde réel, peut-être être considérée comme une branche de la sociologie? Ou n'est-elle que fiction?
I.
La volonté de créer des personnages emblématiques de la société
- Le courant réaliste, dans la littérature du XIXe siècle, s'appuie sur quelques grands personnages, emblèmes de leur
époque, de leur société, et qui résument à eux seuls une classe sociale.
La dynamique du récit elle-même repose en
grande partie sur ces figures très tranchées.
Dans Le père Goriot par exemple, Rastignac incarne le jeune provincial
parti à la conquête de Paris.
Son nom lui-même a des sonorités dures, il connote la volonté.
Dans un autre registre,
Lucien de Rubempré, dans Les illusions perdues, se heurte à la réalité parisienne.
Sa volonté de conquérir la haute
société gouverne la dynamique des Illusions perdues et de la suite, Splendeurs et misères des courtisanes.
Emile
Zola s'appuie sur ces mêmes ressorts : quelques personnages emblématiques d'une société.
Gervaise, dans
L'assommoir, résume par son destin tragique la misère de la classe ouvrière.
Nana, dans le roman éponyme, est la
courtisane dévoyée qui traverse une existence faite d'une gloire illusoire, avant de mourir de la petite vérole.
- Balzac, dans sa Préface à la Comédie Humaine, explique (après-coup) la volonté qui a sous-tendu son oeuvre :
celle d'observer la société pour en tirer des lois générales.
Il présente son oeuvre comme une investigation
scientifique, plus qu'une création littéraire.
Il utilise notamment l'expression : « faire concurrence à l'Etat civil ».
Le
groupe social réel est la visée principale, derrière le personnage fictif.
- En-dehors de l'école réaliste, de nombreux romans concentrent en un seul personnage les traits caractéristiques
d'une époque ou d'une société : dans A rebours, Huysmans met en scène un seul personnage (Des Esseintes) qui
fait état, par ses réflexions et ses occupations délétères, du sentiment de décadence artistique, morale, religieuse
très fort à la charnière du XIXe et du XXe s.
Tandis que les romans réalistes mettent en scène autour des
personnage principaux une série de « rôles secondaires » Huysmans concentre toutes les réflexions sur un seul
héros.
II.
Les limites du projet : la vocation d'abord poétique de la littérature
- C'est aussi le contexte et les personnages entourant le héros principal qui construisent celui-ci et en font un
emblème : Dans En lisant en écrivant, Julien Gracq aborde la question des descriptions, qui sont très importantes
dans les romans du XIXe.
Ainsi chez Stendhal, Gracq compare l'abondance de personnages secondaires, ou la
description d'un milieu comme celui de l'hôtel de la Mole dans Le rouge et le noir aux bataillons d'une armée, que
l'écrivain -général doit faire avancer en même temps que ses personnages principaux, qui sont en tête.
Ces
bataillons sont capitaux pour construire l'atmosphère propre au livre, ce que Gracq appelle (dans le cas de Stendhal)
la Stendhalie.
Le personnage à lui tout seul ne peut être représentatif, d'une part; et d'autre part, l'abondance de
descriptions et de personnages secondaires sert surtout une atmosphère propre à l'écrivain, que Gracq apparente
au style.
Il ne s'agit pas de « réalisme ».
- Le XXe siècle vit une crise du personnage dans la littérature; Nathalie Sarraute, dans L'ère du soupçon , résume
bien le problème : « [le personnage] était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins
minutieux; rien ne lui manquait, depuis les boucles d'argent de sa culotte jusqu'à la loupe veinée au bout de son
nez.
Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison [...] bourrée de la cave au grenier d'objets de toute
espèce...
» etc (p.61) Sarraute aborde avec beaucoup d'ironie le « personnage » du XIXe : tous les accessoires
qu'il possède, et dont on pensait qu'ils lui permettent de représenter fidèlement sa société, ne sont que des
colifichets inutiles.
On ne croit plus à la possibilité du personnage d ' « incarner » une société : cette illusion
provient de la croyance balzacienne que la littérature est comme une science.
Le XXe admet la fictivité absolue de
la littérature, son absence de référentialité (elle ne réfère à rien d'autre qu'elle-même).
Le personnage est une
construction de toute pièce qui ne révèle rien sur la société.
- Plusieurs romans au XXe se ressentent de ce bouleversement : les pièces de Nathalie Sarraute elle-même mettent
en scène des personnages flous, appelés A et B (voir Pour un oui ou pour un non) qui évoquent des sentiments, des
impressions subtiles; mais ne se livrent à aucune considération sur la société.
Dans Le rivage des Syrtes, Julien
Gracq crée un héros (Aldo) à mi-chemin entre le prince des contes de fée et l'adolescent aventureux, qui évolue
dans un univers imaginaire : les rives des Syrtes sont une contrée inconnue dans un monde créé lui-même.
Le texte est toujours marqué par son temps, et porte toujours les traces d'une époque : Gracq n'a pas incarné dans
Aldo une classe sociale; en revanche, il a incarné dans son roman « l'esprit de la guerre », en référence à
l'atmosphère de 1938 en France.
C'est le projet même de construire des personnage emblématiques qui pose
problème : ce projet donne lieu à une création artistique qui se donne comme référentielle; mais qui est d'abord
littérature..
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