Philippe Delerm, Les amoureux de l'Hôtel de Ville
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Philippe Delerm, Les amoureux de l'Hôtel de Ville
Le baiser de l'Hôtel de Ville. Je n'aimais pas cette photo. Tout ce noir et ce blanc, ce gris flou, c'était juste les couleurs que je ne voulais pas pour la mémoire. L'amour happé au vol sur un trottoir, la jeunesse insolente sur fond de grisaille parisienne bien sûr… Mais il y avait la cigarette que le garçon tenait dans sa main gauche. Il ne l'avait pas jetée au moment du baiser. Elle semblait presque consumée pourtant. On y sentait qu'il avait le temps, que c'était lui qui commandait. Il voulait tout, embrasser et fumer, provoquer et séduire. La façon dont son écharpe épousait l'échancrure de sa chemise trahissait le contentement de soi, la désinvolture ostentatoire. Il était jeune. Il avait surtout cette façon d'être jeune que je n'enviais pas, mais qui me faisait mal, pourquoi ? La position de la fille était émouvante : son abandon à peine raidi, l'hésitation de son bras droit surtout, de sa main le long du corps. On pouvait la sentir à la fois tranquille et bouleversée, offerte et presque réticente. C'était elle qui créait le mystère de cet arrêt sur image. Lui, c'était comme s'il bougeait encore. Mais elle, on ne la connaissait pas. Il y avait son cou fragile, à découvert, et ses paupières closes –moins de plaisir que de consentement, moins de volupté que d'acquiescement… au bonheur, sans doute. Mais déjà le désir avait dans sa nuque renversée la crispation du destin ; déjà l'ombre penchée sur son visage recelait une menace. Je trichais, évidemment ; je mentais, puisque je les connaissais. Enfin, je croyais les connaître.
L'homme au béret, la femme aux sourcils froncés donnaient à la scène une tension qui en faisait aussi le prix. Et puis il y avait Paris, une table, une chaise de café, l'Hôtel de Ville, la calandre d'une automobile. Dans la rumeur imaginée, le gris brumeux, il y avait la France aussi, toute une époque. Trop. C'était beaucoup trop facile, la photo de Doisneau, beaucoup trop à tout le monde. On la trouvait partout. Le Baiser de l'Hôtel de Ville. 1950. Comme on eût dit L'Embarquement pour Cythère ou Le Déjeuner sur l'herbe.
Sur le tourniquet des présentoirs, Boubat, Cartier-Bresson, Ronis, Lartigue, Ilse Bing, Sabine Weiss connaissaient en étrange succès. Etait-ce leur seul regard, ou leur époque, qui triomphait ? Le Solex, le petit-beurre, la 4 CV apparaissaient comme le dernier Art nouveau. Tout le monde prêtait un sourire amusé à cette France d'après-guerre qui avait du talent sans le savoir.
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